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P. Ariès, "A propos de La Volonté de savoir", 1977.

samedi 8 février 2014, par Guillaume Gros

Philippe Ariès, « À propos de la volonté de savoir », L’Arc , 1977, n° 70, p. 27-32. Ce texte est réédité dans l’ouvrage collectif coordonné par Jean-François Bert, La Volonté de savoir de Michel Foucault. Regards critiques 1976-1979, Presses Universitaires de Caen, Imec éditeur, 2013, (p. 71-81).

La réception de la Volonté de savoir (1976)

 L’ouvrage coordonné par Jean-François Bert s’interroge sur la réception de l’ouvrage de Michel Foucault dont le projet est d’écrire une histoire de la sexualité. Comme l’indique, la quatrième de couverture, La Volonté de savoir, « traite d’un sujet hautement polémique dans la société française de l’après-1968 où l’émancipation sexuelle apparaît alors comme l’ultime et décisif combat. Comment, depuis le XIIe siècle, la sexualité est-elle devenue un enjeu de pouvoir, mais aussi un instrument de subjectivation ? C’est par un détour historique que Foucault en arrivera à remettre en cause l’idée de l’hypothèse répressive et son corollaire, celle de la libération du sexe. L’Occident, loin d’avoir censuré la sexualité, l’a inventée de toutes pièces. »

 Le dossier de la réception du livre de M. Foucault croise des regards critiques entre 1976-1979 et rassemble des des textes choisis, présentés et traduits par Philippe Artières, Jean-François Bert, Philippe Chevallier, Frédéric Gros, Florian Nicodème, Luca Paltrinieri, Mathieu Potte-Bonneville, Ariane Revel, Judith Revel, Martin Saar, Michel Senellart, Ferhat Taylan.

La présentation de Michel Senellart

 Comme le rappelle Michel Senellart dans une présentation du texte de Philippe Ariès la contribution de ce dernier intitulée "À propos de La volonté de savoir" n’est pas une recension de l’ouvrage de Michel Foucault, ni une discussion de ses thèses, « mais une libre réflexion (une "rêverie") suscitée à la lecture du livre, par la critique foucaldienne de l’hypothèse répressive. Hypothèse rencontrée, et longtemps adoptée, par Ariès dans ses recherches sur l’histoire de la mort [...] » (p. 68)

 Mais c’est bien ici sur le terrain de la sexualité que se développe la réflexion d’Ariès qui dans le prolongement de ses travaux sur l’histoire des populations françaises « dresse ainsi, magistralement, l’état des lieux d’une histoire de la sexualité tendant à s’émanciper de l’“hypothèse répressive”, bien que très différente, par sa démarche, de celle proposée par Foucault » (p. 69).

 M. Sennellart rappelle enfin que ces deux approches se croiseront plus tard dans un numéro de la revue Communication.

Extraits du texte de Philippe Ariès

"Au cours de recherches sur les attitudes devant la mort, j’ai moi aussi rencontré le problème de la répression sexuelle au XIXe siècle. En effet une théorie de la mort, pour expliquer son évacuation hors de la société contemporaine, avait été construite sur le modèle, classique et encore incontesté, de l’interdit victorien du sexe. On supposait que vers le milieu du XXe siècle, un interdit de la mort se serait substitué à l’interdit du sexe, au moment où celui-ci allait être anéanti par une irrésistible poussée libérant des désirs comprimés depuis des siècles. Un interdit en chassait un autre. L’hypothèse séduisait. Quelque chose cependant me gênait, non pas tant dans l’interdit du sexe, mais dans celui de la mort. Tout autour de cet interdit, fermentait un intarissable discours, une indénombrable littérature. J’ai vite suspecté que l’interdit du deuil, de la maladie, de la mort, n’était en réalité qu’une pièce dans une stratégie plus compliquée, elle-même « inversion » des conduites anciennes. C’est pourquoi, après quelque hésitation, j’ai finalement, dans mon texte définitif, préféré le mot inversion à celui d’interdit.
J’en étais là de mes réflexions quand a paru La Volonté de savoir qui remettait en question l’opinion reçue sur la répression de la sexualité au XIVe siècle. Mon expérience de l’histoire de la mort me rendait particulièrement réceptif à la critique de Michel Foucault. Mais quel courant à remonter ! Non seulement M. F. heurte de plein fouet un mouvement puissant qui mobilise à la fois les sciences humaines et l’agitation politique pour libérer le sexe, victime des stratégies capitalistes, mais - et ici l’argument me touche plus - il ébranle l’une des affirmations qui paraissaient les plus sûres de l’historiographie novatrice d’aujourd’hui : l’influence civilisatrice exercée sur un peuple archaïque et sauvage, depuis la fin du Moyen Âge, par les réformes d’abord mendiantes, puis protestantes et catholiques, relayées enfin au XIXe siècle par les morales laïques. Et certes ce modèle est loin d’être faux ou dépassé, il garde sa vérité, et de toute manière il vaut mieux que ceux qu’il a remplacés, mais il n’explique pas tout, n’ouvre pas toutes les portes, et il ne convient pas de l’appliquer automatiquement à tous les cas, comme un dogme du christianisme, du marxisme ou de la psychanalyse. Il faut revoir le problème : Michel Foucault nous y invite.

[...]

Ainsi deux grands phénomènes nous paraissent dominer la sexualité du Moyen Âge et du début des temps modernes : l’indissolubilité du mariage, et la restriction du domaine sexuel au coït, le coït reconnu du mariage, ou le coït toléré du viol et celui de l’étreinte vénale à l’étuve ou aux bordels (à l’exclusion formelle de l’adultère avec une femme mariée).
L’indissolubilité, très strictement contrôlée par la communauté, est la pièce essentielle d’un système de défense contre le sexe. Celui-ci était ainsi maintenu à l’écart, refoulé vers la nature sauvage qui bordait les maisons des hommes avec ses bois, landes et marais, espaces déserts que hantent les loups et les démons.
Mais à l’intérieur de l’enceinte, des asiles étaient assignés comme les quartiers réservés des villes d’Afrique du Nord. Des espaces : le lit du mariage, l’endroit du viol, le corps de la putain, c’est-à-dire le lieu du coït. Des temps : les jours en dehors des périodes de continence comme le Carême ou l’Avent, les jours de fête comme le Carnaval et de Charivari – quand – les contraintes traditionnelles étaient levées, les règles inversées, sous la protection des masques.
La sexualité du Moyen Âge est donc tout entière absorbée par le coït, un coït isolé dans une vie quotidienne d’où le sexe est ailleurs prohibé.

Tel me paraît le fond sur lequel va s’articuler une sexualité nouvelle dont les signes précurseurs apparaissent cependant dès le Moyen Âge avec l’amour courtois et qui durera jusqu’au XVIIIe siècle : la sexualité des temps modernes.

[...]

En fait, dès le XIIe siècle, nous voyons cette sexualité apparaître dans la classe chevaleresque : « le fin’ amor » de la littérature courtoise.
Cet amour est adultère : la femme est mariée et l’amant n’est pas son mari. Il est physique, cherche bien le plaisir, « le délit » (delicium), mais absque coïtu : d’interminables caresses qu’une éjaculation trop rapide compromettrait, mais qui n’excluaient pas l’orgasme féminin, donc des caresses sans « assembler », et par conséquent stériles.
Cet érotisme absque coïtu s’oppose à la brève, intense et brutale sensation solum coïtu du modèle que nous venons de décrire, et qui comprend aussi bien l’acte conjugal que le viol.
L’intérêt de l’amour courtois pour notre analyse est qu’il précède et annonce le comportement plus tardif et plus répandu des jeunes célibataires paysans, découvert par J.-L. Flandrin, aux XVIIe et XVIIIe siècles, c’est-à-dire à une époque où un long temps séparait la puberté du mariage. Il apparaît bien qu’alors la culture paysanne admettait parfaitement des pratiques sexuelles entre les garçons et les filles, pouvant aller jusqu’à coucher dans le même lit, à condition que la virginité, c’est-à-dire l’honneur, de la fille fût respectée : échanges de caresses, masturbations réciproques. Les réformateurs ecclésiastiques, après le Concile de Trente, condamnèrent ces pratiques et ils finirent par en avoir raison. Encore cette victoire fut-elle moins la leur que l’effet du changement à la fois des communautés villageoises et de l’amour conjugal, à la fin du XVIIIe et XIXe siècle. La sexualité se répartissait donc alors dans deux espaces bien distincts :
 dans le mariage, autour du coït et pas au-delà, le reste de l’espace conjugal étant occupé par les solidarités du travail, des biens, de l’honneur et de la sociabilité ;
 avant le mariage, dans un érotisme sans frontières, nourri de discours, de chansons, d’images, de gestes, de codes, qui créaient autour du sexe des zones de plaisir d’intensité dégradée, depuis la presque indifférence jusqu’aux sensations extrêmes, à l’exclusion du coït, en maintenant au cours de l’action une constante vigilance.

[...]

Je rouvre les yeux — et le livre de Michel Foucault que je parcours une dernière fois. Je vois bien que mon analyse, qu’il a inspirée, ne recouvre pas tout à fait la sienne. Elle la déborde en amont dans le temps, et le mode d’approche est autre : je suis plus curieux du secret des mentalités que de la mécanique des pouvoirs. Toutefois je découvre une coïncidence réelle dans une différence qui tient plutôt au vocabulaire. J’attribue – ce qui n’a rien d’original – les changements de mentalité à partir du XVIIIe siècle, ce qu’on appelle la modernité, à la colonisation d’une culture orale par une culture écrite, où dominent les facultés abstraites de prévision, d’organisation, de calcul. Or ce que j’appelle ainsi correspond à ce que Michel Foucault appelle les pouvoirs, ou les techniques du pouvoir. Mais justement, la circulation des pouvoirs, qu’il a si bien décrite dans ses deux derniers livres, n’est-elle pas assurée par les techniques d’organisation de la vie et du corps ? Parce que la vie a été annexée au domaine rationnel de la prévoyance à long terme, parce que le corps est devenu un lieu comme un autre d’application des techniques, le pouvoir a perdu de son intermittence et de sa violence. Il est passé du singulier au pluriel, de l’alternatif au continu, et sous des formes moins dramatiques, il irrigue désormais sans faute les espaces qui lui échappaient autrefois. La famille elle-même qui fut au XIXe et au XXe siècle un espace privé, pourrait aujourd’hui être à son tour pénétrée par les nouveaux pouvoirs qui lui dicteraient, au nom des sciences de l’homme et de la nature, un comportement plus conforme et un calendrier où tout est mieux prévu, l’heure du plaisir et celle de la ponte."

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