Accueil > Philippe Ariès dans son temps > L’historien > Pierre Vidal-Naquet, historien (1930-2006)

Pierre Vidal-Naquet, historien (1930-2006)

samedi 21 novembre 2015, par Guillaume Gros

Avec Pierre Nora et François Furet, Pierre Vida-Naquet a été l’un des artisans de l’élection de Philippe Ariès en 1978 comme directeur d’étude à l’Ecole des hautes études en sciences sociales.

Philippe Ariès et Pierre Vidal-Naquet (1930-2006) entrent en relation durant le contexte de la guerre d’Algérie. Philippe Ariès qui vient de publier, chez Plon, en 1960, son livre sur l’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien régime n’a pas encore la notoriété qui est la sienne dans les années soixante dix après le succès américain de son livre. Pierre Vidal-Naquet s’illustre alors par son combat militant contre la torture en faveur de Maurice Audin. Incarnant chacun deux cultures politiques très différentes, ils sont alors deux historiens devenus journalistes happés par l’histoire immédiate [1]. Les archives Philippe Ariès contiennent 4 lettres de Pierre Vidal-Naquet entre 1964 et 1980.

P. Vidal-Naquet électeur de P. Ariès à l’EHESS

Dans le second tome de ses Mémoires (Voir ci-contre, Seuil, 1998), Pierre Vidal-Naquet, propose dans un ultime chapitre intitulé "Dans la mêlée", une réflexion sur la nature de ses engagements passionnés. Elle est l’occasion d’évoquer Philippe Ariès :
« Un historien, si serein et impartial qu’il se veuille, n’en est pas moins un homme qui a des valeurs. C’est là une évidence qui était déjà la mienne en classe de première, alors que je dissertais sur Michelet. On peut avoir des valeurs très différentes des miennes et être un excellent historien. C’est le cas, par exemple, d’hommes comme Pierre Chaunu [2] et Emmanuel Le Roy Ladurie parmi les vivants, et, parmi les morts, de Philippe Ariès dont je fus un des électeurs à l’EHESS et dont la nécrologie fut rédigée, dans Le Monde, par l’historien communiste Michel Vovelle. »

Pierre Vidal-Naquet : L’histoire est mon combat


 Entretiens avec Dominique Bourel et Hélène Monsacré, Paris, Albin Michel, coll. « Itinéraires du savoir », 2006, 220 pages.

Si, comme le confesse Hélène Monsacré dans l’avant-propos des entretiens avec Pierre-Vidal Naquet, le livre conserve un caractère inachevé et fragmenté en raison de la mort de l’historien, le 27 juillet 2006, il n’en reste pas moins une excellente introduction à son œuvre, sur la Grèce ancienne, bien sûr mais aussi sur l’histoire du XXe siècle dont il fut un témoin engagé. Certes, Pierre Vidal-Naquet s’était déjà longuement penché sur son itinéraire dans ses passionnants mémoires, La Brisure et l’Attente, 1930-1955 et Le Trouble et la lumière, 1955-1998, parus chez le Seuil/La Découverte en 1995 et 1998. L’indéniable apport de L’Histoire est mon combat est d’être rédigé sur le mode de la conversation et donc de restituer, mieux que des mémoires, le ton passionné d’un historien exceptionnel qui ne concevait pas l’idée de dissocier son œuvre de sa vie se plaisant d’ailleurs à citer cette belle phrase de Marrou : « Le travail historique n’est pas l’évocation d’un passé mort, mais une expérience vivante dans laquelle l’historien engage la vocation de sa propre destinée. »
Ce n’est donc pas par hasard, que celui qui s’était destiné à l’histoire ancienne, fut happé par l’histoire très contemporaine au point que les deux premiers ouvrages de sa bibliographie s’intitulent L’Affaire Audin (1958) et La Raison d’Etat : textes publiés par le comité Maurice Audin (1962). La guerre d’Algérie a bel et bien été ce « déclic » qui a fait du jeune historien « un dreyfusard en action », pour reprendre ses propres termes. Seulement le déclic car, c’est très en amont de la guerre d’Algérie, qu’il faut revenir pour saisir la genèse d’une vocation enracinée dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale alors qu’il est réfugié à Marseille avec sa famille quand son père lui fit le récit de l’Affaire Dreyfus. Il a alors 11 ans. Ce qui a passionné, Pierre Vidal-Naquet, dans cette histoire « c’est qu’elle a été un exercice d’historiographie, on the spot – "immédiate". Les historiens ont joué un rôle éminent dans la réhabilitation de la victime ». La déportation et la mort de ses parents à Auschwitz puis la lecture, dès sa parution, aux éditions Franc-tireur, de l’Étrange Défaite de Marc Bloch achèvent donc de forger une vocation qui, pour reprendre ses termes, ne parvint jamais à échapper à la « tyrannie de l’immédiat », illusion un moment caressée quand il choisit, en 1952-1953, comme thème de son diplôme d’études supérieurs la conception platonicienne de l’histoire. En réalité, avant même que l’Algérie n’absorbe toute son énergie, Pierre Vidal-Naquet avait accepté de préparer l’édition du volume des œuvres de Léon Blum, qui devait s’intituler Naissance de la Quatrième République, la vie du Parti et la doctrine socialiste, 1945-1947. Publié en février 1958, ce fut sa première publication dans le domaine de l’histoire contemporaine.
L’arrestation, en 1956, de l’universitaire André Mandouze, soupçonné de servir de boîte aux lettres aux insurgés algériens marque son entrée dans l’arène politique et le début d’une lutte acharnée dans la recherche de documents visant à prouver que l’État français torturait en Algérie. Pierre Vidal-Naquet revient ici sur sa dette envers Jérôme Lindon, cheville ouvrière des Éditions du Minuit, qui lui propose alors de faire le livre sur l’affaire Audin : « En fait, ce premier livre, c’est lui qui l’a fait, c’est lui qui m’a appris à écrire. Je l’ai d’ailleurs clairement reconnu. Et, que je ne l’avais pas écrit, il avait les moyens de le prouver, car il a gardé le manuscrit ! »
Rien n’épuise cette passion pour l’histoire contemporaine pour laquelle il n’hésite pas à mobiliser son érudition des sociétés grecques et sa connaissance des mythes. Ainsi, dans ce qu’il estime être son meilleur livre en histoire contemporaine, Le Trait empoisonné, somme de réflexions sur l’affaire Jean Moulin, il fait d’abord un long détour par l’antiquité pour essayer de comprendre comment l’on fabrique des héros, procédé qui, rappelle-t-il, a choqué beaucoup de lecteurs. Mais cette épaisseur temporelle lui semblait indispensable afin de « démonter le mythe de l’agent soviétique qu’essayait de fabriquer Thierry Wolton ». Ce parti pris méthodologique qui a manqué de le brouiller avec Jérôme Lindon et qui explique la parution de cet ouvrage aux éditions de La Découverte illustre une forme d’obstination, peu courante, dans le débat d’idées chez les historiens.

 Guillaume Gros, compte rendu paru dans Cahier d’histoire immédiate, n° 32, automne 2007.

Portfolio