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L’histoire, une passion nouvelle, Magazine littéraire, 1977

dimanche 29 janvier 2017, par Guillaume Gros

Dans le cadre d’un dossier consacré à "la nouvelle histoire", le Magazine littéraire, en avril 1977, organise une table ronde sur le thème "L’histoire, une passion nouvelle", avec Philippe Ariès, Michel de Certeau, Jacques le Goff, Emmanuel le Roy Ladurie, Paul Veyne (Propos recueillis par Raymond Bellour et Philippe Venault, n° 123, p. 10-23.).

Présentation du dossier par le Magazine littéraire

« L’histoire partout, sur tout, pour tous... On croyait que les sciences humaines, notamment la sociologie, avaient arraché à l’histoire son ancienne hégémonie tyrannique. Elle la reconquiert en force. Quels problèmes cela pose-t-il pour l’histoire dans sa spécificité, ses méthodes, son écho dans le public ? C’est de cela que six des meilleurs historiens français d’aujourd’hui débattent ici [1]..

« Eclatement », « dilatation inouïe » de l’Histoire : ces mots, depuis quelques années, soulignent un phénomène d’expansion problématique de la science et de la pratique historique. Un premier dossier du Magazine Littéraire, en 1972, avait tenté de le cerner. Depuis, ce phénomène d’expansion a pris des proportions de plus en plus considérables ; l’accueil massif réservé par le public à « l’Histoire nouvelle », à certains historiens, en est un des aspects fondamentaux. Nous voudrions donc essayer de faire avec vous, qui représentez diversement cette nouvelle Histoire, le point sur ce problème. Pourquoi cette passion, aujourd’hui, pour l’Histoire ? Que devient l’Histoire, dans cette expansion où elle semble courir le risque de perdre sa spécificité, si elle en possède une ? Comment ressentez-vous ce phénomène, à ces différents nouveaux : théorique, pratique, institutionnel ? »

Extraits de la table ronde

[...]

Jacques Le Goff

Si j’ai émis des réserves sur l’introduction de l’histoire par thèmes dans l’enseignement secondaire, ce n’est évidemment pas sur le principe lui-même. Mais il faut voir quel est le discours scolaire sur le thème, et il me semble que c’est le vieux discours. Il y a un certain progrès à faire une Histoire narrative de la charrette à l’avion supersonique. Mais si c’est, premièrement à nouveau une histoire narrative, deuxièmement, une Histoire qui, loin d’être celle des possibles et de la liberté dans l’Histoire dont parlait Veyne, devient au contraire une Histoire plus déterministe que jamais, qui laisse entendre qu’on devait forcément passer de la charrette au bateau à vapeur, au train, à l’automobile et à l’avion supersonique, je crains qu’on n’ait rendu les choses encore plus mauvaises dans la mesure où le contenu de cet enseignement a bien entendu des séductions, et diminue encore l’esprit critique des élèves. Tous ici, nous avons salué l’entrée de nouveaux objets dans l’Histoire : L’Histoire nouvelle peut se faire par l’étude d’un objet à partir duquel toute l’Histoire d’une société se démonte sous nos yeux. Mais ce que je vois dans cette Histoire thématique telle qu’elle s’esquisse, c’est une Histoire qui s’enferme dans le thème et qui n’explique pas pourquoi la charrette et l’automobile sont apparues, et comment cela s’inscrit dans l’histoire générale des sociétés. C’est une Histoire difficile à faire, et si l’Histoire thématique se faisait comme ça, alors je dirais bravo.

Le Magazine Littéraire

On pourrait aborder maintenant par une autre face la question générale dont nous étions partis. Comment ressentez-vous, au niveau de votre théorie comme à celui de votre pratique, ce mouvement d’expansion de l’Histoire tel qu’il se perd à travers les mass-media où l’historien vient incarner un nouveau type de héros intellectuel exemplaire.

Michel de Certeau

Un aspect de ce succès m’impressionne : l’appel à l’historien comme témoin du réel. L’historien dit : cela s’est passé comme ceci, comme cela. Il comprend. Il voit ce qu’il y a derrière les apparences et devant ou dessous le présent. Du moins son discours fait comme s’il en était ainsi. « Le réel vous parle » : voilà la légende inscrite sous les représentations produites par l’historien. Il y a de quoi fasciner une société qui a un rapport de plus en plus abstrait avec elle-même et avec les choses, et qui redemande cette fiction de réel. Peut-être cette énorme demande engendre-t-elle chez les producteurs d’historiographie une double et paradoxale surenchère : l’une sur leur autorité d’experts qui leur permet de jouer et jouir sur la scène publique, l’autre sur la réalité de ce qu’ils présentent aux consommateurs. Ces deux phénomènes de marketing sont assez contraires à la discipline scientifique qui veut l’effacement de l’auteur devant le contenu vérifiable de sa recherche et qui articule les résultats sur les hypothèses dont ils sont l’effet. Doit-on reconnaître là une soumission de la production scientifique à la loi de la demande commerciale ?

[...]

Jacques Le Goff

Le problème est simple ; peut-être le trouvez banal, mais il me paraît d’une certaine importance : le comportement des acheteurs de livres révèle-t-il un besoin ou est-il un témoin de la pénétration de l’histoire nouvelle ?

Paul Veyne

Je crois qu’on peut être modérément optimiste. Dans quelle mesure un livre objet est-il également un livre lu ? Je crois que le livre objet est moins lu que le roman qui autrefois en tenait lieu (car nous avons remplacé les romanciers comme témoins du réel). Mais en revanche, nous sommes plus lus que ne l’était autrefois le livre objet philosophique. Il y a certainement plus de gens qui ont lu Le Roy Ladurie qu’il n’y a eu qui ont lu l’Etre et le Néant, même si le nombre d’acheteurs est le même dans les deux cas. Par exemple, on a été beaucoup plus lu que Mein Kampf, que personne n’a lu.

Michel de Certeau

Le quantitatif de la vente me semble cacher en effet des différences qualitatives essentielles, problème qui intéresse d’ailleurs le rôle du quantitatif en histoire. La vente n’est pas la lecture : ce qui se vend plus peut être moins lu. Il y a aussi bien des manières de lire. Les lecteurs peu nombreux d’un livre massivement acheté ont peut-être mieux lu et ont été marqués plus profondément par le livre que les très nombreux lecteurs d’un autre. Où est le vrai vainqueur de cette compétition ? Le plus vendu, le plus lu, le mieux entendu ou le plus retenu ? L’histoire littéraire est pleine des ruses qui inversent les rapports quantitatifs. Le problème concerne la lecture même, et le type de lecteur qu’appelle, requiert ou crée un livre.[...]
C’est aujourd’hui la télé qui, en histoire, privilégie la valeur sûre, le récit patenté, la vulgate commune. Là prospèrent la narrativité doctrinale et les noms académisés. Certes les reportages y représentent davantage une transgression, comme si, à la télé, la véritable histoire prenait désormais la forme de l’actualité sur des pays lointains, comme si la distance du temps était remplacée par celle de l’espace. Mais c’est le livre qui semble permettre à l’histoire d’échapper à la grande légende permanente de la télé. Il crée des bouches d’air dans la télé-métro où sans arrêt passent les images publicitaires de la culture reçue.

Jacques Le Goff

Je crois que la situation de l’Histoire nouvelle qui est fondamentalement une Histoire scientifique et même universitaire est plus paradoxale qu’on ne l’a dit au début. Je vois cette production comme très dilatée, coincée d’un côté par la dépression au niveau de l’école qui a été évoquée, de l’autre, malgré tout ce qui vient d’être dit, par l’absence de débouchés au niveau des mass media. Au niveau de la télévision, le discours historique est essentiellement à la fois un discours traditionnel, un discours qui relève davantage d’un discours de la télévision que d’un discours de l’Histoire pour la télévision et par la télévision. D’autre part une chose me frappe : sauf erreur de ma part, il n’y a aucune revue de grande diffusion dans laquelle passe l’Histoire nouvelle. Je ne vais pas citer les revues dont nous savons qu’elles continuent à être très lues, celles-là, et qui charrient l’Histoire qui nous paraît la pire Histoire. Dans la plupart des autres disciplines, il existe une revue de grande diffusion qui fait progresser les recherches nouvelles dans un large public. Archeologia est peut-être un exemple particulièrement brillant ; mais l’archéologie nouvelle se trouve aussi dans une certaine mesure dans Archeologia.

Le Magazine littéraire

Il y a en fait deux problèmes complémentaires, mais distincts. Il y a d’une part, celui de la consommation réelle de la nouvelle Histoire, et celui de la façon dont le problème de l’Histoire se déplace de plus en plus sur la scène d’un imaginaire collectif qui est aujourd’hui le nôtre. Cela conduit à se poser la question suivante : comment cet imaginaire qui circule en nous et autour de nous intéresse-t-il le pouvoir et les institutions ?

Jacques Le Goff

Les progrès que permettent les media, et en particulier la télévision, est moins d’imposer ou de proposer l’Histoire que l’historien. Je crois que c’est là un phénomène assez nouveau. Il y a davantage d’historiens actuels qui ont accès à la télévision, qui sont sollicités pour participer à des émissions. L’historien nouveau, on le voit. L’Histoire qu’il fait, on la voit moins.

Paul Veyne

C’est vrai que l’histoire apparaît sous la forme de l’historien, comme personnage charismatique, qui a succédé en cela, par exemple à ce qu’était le savant dans les années 1915, le chimiste à éprouvettes dans les gravures populaires. Mais il y a aussi ceci : Le Goff dit qu’il y a toujours dans les autres disciplines une revue qui popularise les recherches d’avant garde. Il n’y en a pas en philo et on ne voit pas quel sens ça peut avoir. Je me demande s’il n’y a pas une rupture totale entre l’histoire telle qu’on la fait au niveau d’Historama, et l’histoire de recherche qui se définit par concurrence avec d’autres domaines comme par exemple la philo et ce qui était autrefois l’esthétique. On achète les livres d’Histoire comme on achetait autrefois les textes des surréalistes. Ce sont des livres objet, avec cette différence qu’on ne lisait pas les textes surréalistes, et pour cause, tandis qu’on lit les livres d’Histoire davantage.

Emmanuel Le Roy Ladurie

Je crois qu’il ne faut pas totalement mépriser, si incertain et parfois déplorable qu’en soit le niveau, ce qu’ont fait les « spécialistes » (non scientifiques) de la télévision et des revues dites historiques, parce qu’ils ont malgré tout découvert ou animé un immense marché dans lequel nous, historiens scientifiques, avons pu ensuite pénétrer modestement. Il serait souhaitable par la suite de « retraiter » ces gens, quel que soit leur mérite, puisqu’il semble qu’ils ont fait leur temps, mais il faut quand même leur tirer au passage ce très discret coup de chapeau.
En ce qui concerne les revues, il y a d’excellentes revues scientifiques de haute vulgarisation (Scientific american etc...). Mais dans le domaine des sciences humaines, je ne vois guère à citer qu’Archeologia, qui doit être un cas particulier.

Jacques Le Goff

Il y a une revue qui s’appelle Psychologie loin d’être méprisable, faite du point de vue de la nouvelle psychologie. Et même dans le domaine de la géographie, je me demande si une revue comme Atlas ne fait pas progresser un petit peu les idées nouvelles dans son domaine.

Paul Veyne

Dans le cas d’Archeologia, ce n’est plus le charisme de l’individu, c’est le charisme de l’objet, le charisme de la pièce de musée.

Magazine littéraire

Comment l’historien investi de cette position charismatique se sent-il par rapport à son propre travail. Quel effet cela vous fait-il, vous tous ici, dans votre pratique, et dans la théorie de cette pratique, d’être saisis par ce phénomène d’expansion, avec toutes ses ambiguïtés ?

[...]

Paul Veyne

En ce qui concerne le rapport entre la perception qu’a l’historien de lui-même et de son travail et la demande économique qu’on en fait, il me semble qu’il se passe ceci : je crois en effet que le noyau sérieux n’est pas modifié, mais que l’existence d’un public idéal nouveau qu’on vise quant on écrit amène à élargir les cadres. Depuis que l’Histoire nouvelle se vend beaucoup, on vise un public cultivé mais non spécialisé ; l’idéal devenant de se faire approuver non plus par des spécialistes positivistes intracorporatistes, par exemple par un épigraphiste, mais de se faire approuver par des gens échappant aux cadres universitaires et à ceux de sa profession. Pour prendre un exemple en Histoire ancienne, même si on est épigraphiste, le chose dont on sera le plus fier serait de se faire approuver par quelqu’un qui, ne serait-ce que parce qu’il est à la Cour des Comptes, sait l’économie. Je crois qu’il y a une conjonction entre l’Histoire qui ne connaît plus ses frontières du moins corporatives, et cette demande par un nouveau public.

[...]

Emmanuel Le Roy Ladurie

En ce qui concerne les rapports entre l’Histoire et la linguistique il faut dire aussi qu’il y a eu des tentatives peu convaincantes. C’est ainsi qu’un ouvrage sur la linguistique en Histoire nous a démontré, par la linguistique, d’après les discours de De Gaulle, que De Gaulle voulait duper les Pieds Noirs. Ou bien encore que l’Union des étudiants communistes était plus proche de la classe ouvrière que ne l’étaient les groupuscules gauchistes. C’était démontrer de manière savante des choses évidentes. L’auteur de ce livre était du reste par ailleurs, admirablement qualifié comme historien. La psychanalyse, c’est toujours the next assignment, le prochain but qu’atteindra l’Histoire. Mais toujours c’est un but qui s’éloigne au fur et à mesure que l’on avance. En revanche, des disciplines comme l’ethnographie, la sociologie, la démographie, l’économie, ont très fortement fécondé l’Histoire et réciproquement. Cela dit, je crois effectivement que l’Histoire reste un artisanat et que l’une des raisons pour lesquelles elle est importante en France, c’est qu’elle fait partie de nos traditions au même titre que les vins, les fromages, la haute cuisine. Je m’inscrit ici bien sûr contre un propos de table du Président Pompidou.

Philippe Ariès

Je pense que le succès de l’Histoire aujourd’hui, dans la mesure où elle n’est pas narrative, vient de la diminution dans le grand public de la croyance au progrès. Il y a une sorte de réhabilitation des cultures d’avant la modernité. Je crois que c’est là un point fondamental dans la découverte par ce grand public de notre historiographie et aussi de son succès chez les jeunes historiens. En effet, dans l’historiographie des mentalités, nos maîtres, Lucien Febvre, Marc Bloch ou Huizinga, n’ont pas eu de successeurs immédiats. Si vous prenez les Annales de l’ère braudélienne, vous verrez qu’elles ont été presque entièrement absorbées par deux pôles, l’un qui était l’histoire socio-économique, l’Histoire des classes dominantes, l’autre qui était l’Histoire démographique. C’est seulement depuis une quinzaine d’années à peine que sont apparus l’ethnographie historique, les thèmes nouveaux. Il y a là une question de générations.

Le Magazine littéraire

Il y a quelque chose de très important dans ce que vous venez de dire et qui rejoint un peu ce que disait Paul Veyne tout à l’heure : on a l’impression que la passion pour l’Histoire remplace quelque part comme fantasme le réel de la politique. Quand vous avez dit que la passion de l’Histoire était liée dans les nouvelles sociétés à une déperdition de réalité dans la croyance au progrès ; on a l’impression que c’est une déception de la politique qui ...

Philippe Ariès

Non, pas une déception de la politique, mais une déception de la modernité.

Le Magazine littéraire

Disons alors de l’engagement dans la modernité que la politique représente d’une certaine façon. L’Histoire viendrait ainsi combler un manque dans la mesure où elle a quelque chose de « réactionnaire » au sens étymologique, en elle-même, parce qu’elle comble un besoin de passé et une assise par rapport au réel.

Philippe Ariès

Exactement, et je pense que si les pères fondateurs n’ont pas eu de disciples immédiats, c’est parce que la croyance au progrès était extrêmement forte chez les gens de ma génération.

Paul Veyne

Et bien, je crois que ce que nous venons de dire est très important. On peut reprendre les choses ainsi : et si l’on nous demandait quelles sont les motivations du grand public cultivé idéal pour lequel on écrit maintenant ? J’ai l’impression qu’il se passe un fait nouveau. Les gens qui achètent nos livres veulent savoir ce qu’ils sont. Exactement comme l’acheteur d’une revue de psychologie dont on parlait tout à l’heure veut connaître son caractère. Les gens veulent savoir ce qu’ils sont, et par conséquent ce qu’ils ne sont pas. Et c’est pourquoi les deux disciplines qui représentent l’Histoire dans le grand public, mais qui en sont le symétrique, sont la psychologie et l’ethnographie. C’est ça ce qui remplace les revues d’Histoire. En d’autres termes c’est un retour de la volonté d’affirmation ou de la volonté de puissance qui est brisée et qui tourne au repliement sur soi et à la connaissance de soi. C’est cela qui expliquerait l’incontestable succès que nous rencontrons aujourd’hui.

Philippe Ariès

En disant que l’Histoire se développait en fonction de ce qui précède la modernité, je ne voulais pas dire que le grand public qui s’intéresse n’est pas fasciné par la modernité. Mais la modernité ne lui apparaît plus comme une sorte de but idéal : c’est précisément quelque chose qui est en question, qu’il ne comprend pas. Il y a une sorte de dialectique du présent et du passé, qui existe aussi bien chez le lecteur moyen que chez l’historien le plus sophistiqué. Une des caractéristiques de l’Histoire nouvelle est d’être à la fois et également préoccupée par le passé, même le plus lointain, et par le présent le plus immédiat.

Emmanuel Le Roy Ladurie

Je crois qu’il y a en effet un paradoxe à utiliser les moyens technocratiques les plus modernes, en particulier l’ordinateur, pour étudier les sociétés paysannes les plus archaïques. Il y a cependant une réaction anti-technocratique positive, celle qui consiste à dire aux jeunes historiens : continuez donc à utiliser les méthodes anciennes basées sur une connaissance intime des textes, des réactions des gens et cela par des enquêtes, etc. Ne vous laissez pas entièrement fasciner par l’ordinateur, qui ne peut jamais excréter que ce qu’il a préalablement ingéré. Il y a un proverbe anglais : garbage in, garbage out - vous mettez de l’ordure dans l’ordinateur, il en sort de l’ordure.

Jacques Le Goff

Je crois qu’il y a en effet pour l’historien et l’amateur d’histoire ce profond besoin d’aller chercher son bien aussi loin que possible dans le passé - et à cet égard il y a un phénomène qui me semble très important : la soudure, épistémologique et chronologique, qui est en train de s’opérer entre la préhistoire et l’Histoire. Mais en ce qui concerne les liens avec les temps présents, il me semble qu’il s’agit davantage d’une prise de conscience du fait que l’historien, conditionné par le présent, n’est cependant pas encore parvenu à l’intérieur de son métier, à maîtriser une Histoire du présent.

Le Magazine littéraire

Mais ressentez-vous cette contradiction comme un problème scientifique, interne en quelque sorte au métier d’historien, déterminé par des problèmes méthodologiques ; ou la ressentez-vous plus directement comme un problème de nature politique ?

Jacques Le Goff

Je ne suis absolument pas un spécialiste de l’Histoire contemporaine, mais je vois trois difficultés majeures. La première tient à la difficulté qu’éprouve l’historien à se faire sa place dans un champ où il y a déjà des gens de valeur : les journalistes, les sociologues, les politicologues. Il y a ensuite un problème de méthode : le traitement du document. Comment faire, alors que d’un côté on a pour la période contemporaine beaucoup moins de documents traditionnels, puisque beaucoup d’archives en sont pas accessibles, et que de l’autre on se trouve devant une énorme masse documentaire d’une autre nature, en particulier celle des media ? Enfin, l’historien du passé étudie le passé en fonction des savoir qu’il a sur les événements qui se sont succédé depuis, alors que l’historien contemporain en ignore tout.

Philippe Ariès

On pourrait dire que les historiens du passé ont deux jambes, et même plus quelque fois, le passé qu’ils étudient et leur présent de référence, tandis que l’historien contemporain n’a qu’une jambe. Dès l’instant où l’historien contemporain se réfère à des éléments du passé, il se produit instantanément un enrichissement, mais il n’en éprouve pas le même besoin immédiat que l’historien du passé a de se référer sans cesse à son présent.

Emmanuel Le Roy Ladurie

Ce serait le cas de Soljenitsyne qui est probablement, quelles que soient les critiques qu’on puisse lui faire par ailleurs, le plus grand historien de l’URSS. Peut-être parce qu’il avait une jambe dans le passé, jambe contestable mais substantielle et de chair et d’os.

[...]

Le Magazine littéraire

Philippe Ariès disait tout à l’heure que l’histoire nouvelle avait rompu les cadres traditionnels de la narration mais en même temps il disait qu’il y aura toujours le goût de raconter des histoires. Or si l’histoire nouvelle a rompu avec une certaine manière de raconter des histoires, elle a trouvé semble-t-il, ces dernières années un autre régime de fiction. Ce nouveau régime de fiction n’est-il pas un élément fondamental dans l’impact, dans le succès que rencontre l’histoire nouvelle et dans la fascination qu’elle exerce sur le public ?

Philippe Ariès

C’est ce que tout à l’heure Michel de Certeau appelait retrouver le réel. Dans un mouvement qui est très dominé par les conceptualisation des sciences humaines, le succès de Montaillou tient par exemple au fait d’avoir retrouvé une société qui n’est pas parfaitement claire.

Emmanuel Le Roy Ladurie

On se trouve là devant le problème de la monographie ; je crois à la monographie villageoise qui est un genre bien défini des sciences humaines, tout comme la tragédie classique était l’un des genres du théâtre européen au XVIIe siècle.

Philippe Ariès

En ce sens, le succès de l’Histoire nouvelle vient de ce qu’à travers l’abstraction du modèle, il y a une pluralité, une diversité du réel.

Le Magazine littéraire

On pourrait demander à Michel de Certeau ce qu’il entend par retrouver le « réel ». Et peut-être, par là même, en arriver à la notion de scénario pour comprendre comment le texte théorique, en histoire particulièrement, tend à fonctionner comme une fiction.

Michel de Certeau

Dans Comment on écrit l’histoire, Veyne avait posé le problème du texte historique comme un rapport entre la construction d’une « intrigue » et le plaisir de l’auteur. En fait, il faut prendre aussi en considération la machinerie sociale et technique de l’industrie historiographie, c’est-à-dire un ensemble d’institutions productrices analogues ; une usine qui serait distribuée en mausolées d’archives, en centres de recherche, en structures d’enseignement, en maisons d’édition, etc. Au terme de ce travail usinier, sort la « fiction » historique, à la manière dont la NASA sortait naguère des scénarios ou fictions de débarquement sur la lune. Le premier rapport au réel, c’est celui du produit au complexe producteur.
Mais la NASA fait marcher des fusées ; l’histoire, elle, à partir d’archives, fabrique seulement des scénarios du passé. Elle ne fait rien marcher d’autre, sinon (ce qui est capital) la croyance ou la crédulité du public. Par des fictions, elle fait croire. Sur ces fictions, je ne ferai que deux remarques, [p. 20>] relatives l’une à leur scientificité, qui concerne leur production, et, l’autre, à leur relation avec les corps sociaux dont elles traitent. Elles suggéreront pourquoi je parle de science-fiction à propos de l’histoire. [...]

Le Magazine littéraire

Il semble que cette dialectique soit arrivée dans le cas de l’Histoire nouvelle, dans la mesure où s’y inscrit un peu pour lui-même, ce qu’on pourrait appeler le régime de fiction. On est frappé par exemple par la façon dont s’est imposée la nécessité d’interroger certains grands textes de fiction riches en données historiographiques, comme ceux de Saint Simon, Restif de la Bretonne, etc. Des livres comme Valmy, de Jean-Paul Bertrand, ou la bataille de Bouvines, de Duby, montrent à quel point il existe de la part des historiens, un souci du régime de fiction par la mise en scène de l’archive elle-même.

Michel de Certeau

Ces ouvrages relèvent d’une grande tradition érudite : nettoyer, sertir et monter ces bijoux que sont les documents. Mais ils indiquent aussi une ethnologisation de l’histoire. L’un des déplacements qu’elle opère, c’est de tenir que le texte littéraire populaire ou « fictif » a autant de « vérité » que la production savante. Par là se relativise la frontière entre les documents reçus et la critique qui les soupçonne. On ne peut plus supposer que les documents disent en la déguisant la « réalité » que la critique lui ferait avouer ou saurait déceler derrière le mensonge des représentations.
[...]

Le Magazine littéraire

Ce que nous voulons dire, c’est qu’il y a un problème d’écriture proprement dite. Bouvines est un livre dont la conception nous semblait impensable il y a dix ans et qui paraît porter le signe d’une sorte de mise en reduplication de l’espace même de la bataille. On peut parler de mise en forme littéraire, de mise en fiction, de mise en langage.

Michel de Certeau

Cette mise en fiction restitue à l’histoire son statut de spectacle. Elle rend à son écriture la place que, dès le 17e siècle, elle avait dans une rhétorique. De ce fait, elle dévalorise le privilège que la science historique se donnait par rapport aux fictions dont elle traitait. J’ajouterai pourtant deux remarques concernant les tentations induites par les doutes qui minent la certitude de dire la vérité historique. L’historien constate que les archives, constituées par des administrations anciennes, ne lui fournissent pas plus de choses que l’information triée et produite dans des optiques particulières : ce sont des restes de scénarios. D’où, en certains secteurs historiographiques, la tendance à ne plus analyser ces documents qu’au titre du pouvoir et du savoir qui les organisent. De la sorte, on risque de ne plus étudier que les codifications administratives et leurs variantes par rapport à celle qui déterminent nos propres analyses. On renoncerait aux réalités saisies par les institutions, et l’on n’aurait plus qu’une histoire quasi tautologique du travail organisateur de savoir : une histoire omphaloscopique, occupée à se regarder le nombril.
D’autre part les voisinages entre l’histoire et la littérature, également œuvres de fiction, amènent à renforcer la distinction entre auteurs. Puisque le contenu ne dit pas la différence, l’appartenance de l’auteur à l’institution scientifique le dira : le poste, l’agrégation, le titre accréditeront le livre comme historique. On en revient au problème de la signature.

Le Magazine littéraire

Vous nous fournissez là très précisément l’occasion d’une jonction avec un dernier point. Un texte de Michel Foucault, Qu’est-ce qu’un auteur ?, se trouve en effet poser la nécessité d’une histoire ou d’une « archéologie » de la « fonction auteur » : elle permettrait de mieux comprendre les différents régimes de l’expression écrite et de la signature. C’est là une raison de plus pour demander une fois encore aux historiens quel rapport ils entretiennent avec l’entreprise de Foucault, tout particulièrement avec son dernier livre La volonté de savoir, premier volume de son « Histoire de la sexualité ». Le problème semble se poser schématiquement dans les termes suivants. Dans l’Archéologie du savoir, Foucault posait l’autonomie d’un niveau spécifique de l’analyse des discours, l’archéologie, à la fois intérieure et extérieure à ce qu’on entend habituellement par « histoire » qu’il avait déjà circonscrite à travers L’Histoire de la folie, Naissance de la clinique, Les Mots et les choses. Dans son livre suivant Surveiller et Punir, l’entreprise archéologique est encore énoncée comme telle, dans son articulation avec l’histoire mais l’écart semble de moins en moins net. Dans La volonté de savoir, apparemment plus d’archéologie, aucune nécessité d’articulation, aucune différenciation avec l’histoire. Comme si l’archéologie était tout simplement devenue l’histoire, et Foucault l’historien dont il occupe la fonction et la place. Quel problème cela vous pose-t-il ?

Paul Veyne

Je crois effectivement que Foucault est historien, il l’a toujours été. Cela nous fait prendre conscience de ce qu’est ou de ce qu’est en train de devenir l’histoire, c’est-à-dire quelque chose dont le lieu n’est pas du tout là où nous le mettons. Tout à l’heure, Ariès disait quelque chose de profondément vrai : on aura toujours envie de raconter. Alors se pose la question : qu’est ce qu’on ne peut pas raconter ? Considérez les quatre titres suivants et voyez la progression. Histoire des attitudes devant la vie et devant la mort : cela nous remet en question nous-mêmes dans ce que nous savons que nous sommes.
Histoire de la folie ; cela nous met en question dans ce que nous ne savons pas que nous sommes. On peut concevoir un troisième degré : histoire de la vérité puisque l’idéal de vérité est lui-même variable à travers l’histoire. Quatrième degré : histoire de l’être et de la réalité elle-même ou histoire de la connaissance, c’est précisément ce que fait Foucault dans les Mots et les choses. La philosophie elle-même devenant un historisme radical, phagocyte ou récupère ou transforme l’histoire et c’est la signification même du phénomène Foucault.

Philippe Ariès

Pour rester philosophe il fallait qu’il devînt historien...

Paul Veyne

Oui et il n’y a pas d’autres vérité que celle des productions historiques successives. Par conséquent la philosophie et le récit se confondent. On raconte la connaissance alors qu’en classe de philosophie on nous apprenait le problème de la connaissance.

Emmanuel Le Roy Ladurie

Je voudrais revenir au sujet même du livre de Foucault. Depuis une vingtaine d’années beaucoup de gens se sont intéressés à l’histoire de la sexualité. Lucien Febvre réclamait une histoire de l’amour, Ariès s’y est intéressé dans l’un de ses premiers livres : Attitudes devant la vie. En 1965, Peter Laslett, l’ancien philosophe devenu démographe me disait « grâce à la démographie historique, nous tenons entre nos mains la bombe sexuelle ! C’est ce qui va nous permettre de faire l’histoire de la sexualité ».
Il avait entièrement raison, et beaucoup de démographes se sont attelés à cette tâche depuis 1965. C’est ainsi que la récente enquête de l’Institut National des Etudes Démographiques parue dans Populations, a apporté des choses fondamentales sur la modeste mais incontestable émancipation sexuelle du XVIIIe siècle : à cette époque, il y a eu en effet quelques pour cent d’augmentation des naissances illégitimes et des conceptions prénuptiales. Flandrin je crois, est notre plus grand historien du sexe. Il a mené un combat courageux, au début, du reste, dans l’ironie générale, et il a aujourd’hui derrière lui une œuvre considérable. Je crois donc légitime de situer l’importante entreprise de Foucault dans ce courant d’ensemble.

Michel de Certeau

Je ne pense pas que Foucault occupe la place et la fonction de l’historien. Il le supprime, après l’avoir été. Il est plutôt le philosophe de l’historiographie, en ce sens qu’il n’y saisit plus qu’un des modes sur lesquels il y a une interminable production de discours - ou d’aveux. Il analyse, fasciné, amusé, cette prolifération et ses modalités. Par là, il se sépare totalement de l’histoire, si l’on suppose que l’histoire s’est construite sur la volonté de se donner un pouvoir à certains égards exorbitant, tout à la fois théologique, médical, politique : parler du corps, dire la vérité du corps, rendre lisible le corps. Qu’il s’agisse du corps cosmique, social, individuel ou sexué, ce sont là variantes relatives aux pertinences successives par lesquelles une société articule sa conscience d’elle-même. Importe davantage l’ambition, à proprement parler historique, de pouvoir lire, à travers ou derrière les représentations, le fonctionnement, les lois et finalement la réalité du corps lui-même. Or La volonté de savoir prend à revers cette ambition et fait du corps un secret constitué, un artefact illisible, qui permet de produire toujours plus de discours. Sans doute peut-on reconnaître ici une ancienne thèse lacanienne, à savoir qu’il n’y a du corps que des signifiants. Mais alors que l’histoire prétend construire à partir des représentations un discours sur le corps qui les produit, Foucault voit en elle un atelier de plus dans l’immense travail occidental de dire.
[...]

Propos recueillis par Raymond Bellour et Philippe Venault.

Présentation des conférenciers par le Magazine littéraire

Philippe Ariès  : Historien des mentalités depuis plus de trente ans. Il a notamment publié : Les traditions sociales dans le pays de France (Editions de la Nouvelle France, 1943), Histoire des populations françaises et de leurs attitudes devant la vie depuis le XVIIIe siècle (SELF, 1948 ; Le Seuil, 1971). Le temps de l’histoire (Éditions du Rocher 1954), L’Enfant et la vie familiale sous l’ancien régime (Pion, 1969 ; Le Seuil 1973). Essais sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen Age à nos jours (Le Seuil, 1975).

Michel de Certeau : Membre de l’Ecole freudienne, professeur à l’Université de Paris VII. A côté de recherches érudites d’histoire et d’anthropologie religieuses, il a notamment publié La Prise de parole, (Desclée de Brouwer 1968), La possession de Loudun (Gallimard-Julliard 1970), L’absent de l’histoire (Mame 1973), La culture au pluriel (UGE 1974), L’écriture de l’histoire (Gallimard 1975) et, en collaboration avec Dominique Julia et Jacques Revel, Une politique de la langue (Gallimard 1975).

Jacques le Goff  : Directeur d’études et président de l’École des hautes études en sciences sociales ; directeur de la collection Bibliothèque d’ethnologie historique chez Flammarion. Principales publications : Marchands et banquiers du Moyen Age (PUF, 1956) Les Intellectuels au Moyen Age (Le Seuil, 1957) La Civilisation de l’occident médiéval (Arthaud, 1965). Il a également dirigé, en collaboration avec Pierre Nora la publication de Faire de l’histoire (Gallimard, 1974).

Emmanuel Le Roy Ladurie  : Professeur au Collège de France. D’une œuvre abondante, on retiendra Les paysans de Languedoc (SEVPEN, 1966 ; Flammarion, 1969, version abrégée), Histoire du climat depuis l’an mil (Flammarion, 1967), Le Territoire de l’Historien (Gallimard, 1973) et Montaillou, village occitan (Gallimard, 1976). Il a également assuré la direction du volume 2 de l’Histoire de la France rurale (Le Seuil, 1975).

Paul Veyne  : Professeur au Collège de France où il enseigne l’histoire de Rome. Auteur d’un essai d’épistémologie historique, Comment on écrit l’histoire (Le Seuil, 1971) et très récemment de Le pain et le cirque (Le Seuil, 1970 qui constitue à ce jour sans doute le travail le plus achevé sur l’évergétisme. Nous aurons l’occasion d’y revenir dans un prochain numéro du Magazine Littéraire.


[1Georges Duby qui n’a pu être présent à la table ronde a toutefois contribué au dossier sous la forme d’un article "l’histoire, un divertissement, un moyen d’évasion, un moyen de formation".