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George Steiner, Lectures, Philippe Ariès, 1981
jeudi 20 juin 2024, par
-Figure majeure de la critique littéraire, George Steiner (1929-2020) a rédigé de nombreux essais de renommée internationale comme, Dans le château de Barbe-bleue (1971) ou Maîtres et disciples (2003). Il est l’auteur de plus de cent trente articles pour le prestigieux magazine américain The New Yorker entre 1967 et 1997.
– Parmi les nombreux auteurs évoqués dans ces articles comme Graham Greene, Thomas Bernhard, Samuel Beckett, Louis-Ferdinand Céline, Walter Benjamin, Cioran, Claude Lévi-Strauss, André Malraux, Michel Foucault, Paul Celan, G. Steiner sollicite Philippe Ariès, le 22 juin 1981, dans un article intitulé "De Mortuis".
– Le grand philosophe qui incarnait l’humanisme européen, rédige ce portrait d’une dizaine de pages à l’occasion de la traduction en anglais, en 1981, par Helen Weaver, chez Knopf, de l’Homme devant la mort, sous le titre The Hour of Our Death (cf. visuel ci-contre).
-L’article de G. Steiner a fait l’objet d’une traduction, dans le recueil, intitulé Lectures. Chroniques du New Yorker, chez Gallimard en 2010. (p. 111-120, cf. visuel ci-dessous). Après avoir présenté Philippe Ariès comme « une figure de proue » de la très influente école française d’historiographie » issue des Annales, il déroule ses thèmes principaux de l’enfance à la mort avant de brosser un bilan tout à la fois enthousiaste et critique fidèle à sa rigueur intellectuelle.
Philippe Ariès dans The New Yorker par G. Steiner
« Cette esquisse ne donne qu’une petite idée des densités singulières et des forces de suggestion que recèle l’ouvrage. De nombreuses sections - sur les cimetières et les ossuaires médiévaux, sur les testaments des ménages nantis au XVIIe siècle, sur les chapelles funéraires et les inscriptions lapidaires baroques, sur la poésie de la mort chez les sœurs Brontë, sur les heurts entre les techniques des pompes funèbres d’antan et l’essor de l’hygiène publique des modernes, sur un millénaire d’histoire d’un cimetière rural français, sur la popularité croissante, si l’on peut dire, de la crémation et le sens spirituel et social de cette option - formeraient en elles-mêmes des monographies saisissantes. Philippe Ariès est attentif aux curiosités, aux atavismes, au jeu de l’imagination et de la terreur dans le comportement des hommes. Il entremêle poésie et statistiques, affaires judiciaires et contes populaires, métaphysique et publicités pour salons funéraires. Où trouver ailleurs d’horrifiques histoires gothiques d’enterrés vivants rattachés aux débats contemporains autour de la neurophysiologie et au malaise public face à la superficie de terre précieuse engloutie par la nécropole ? L’Homme devant la mort est un régal pour l’imagination.
C’est dans le charme et la fascination mêmes d’une approche aussi panoptique que résident ses évidents points faibles. Une chose est de citer un passage poignant d’une épopée médiévale ou d’invoquer l’anatomie inspirée de la mort dans une nouvelle de Tolstoï, une autre de démontrer que ces textes sont représentatifs : que nous pouvons légitimement en inférer les attitudes de toute une société ou d’une époque. Une chose est de repérer les changements touchant la formulation des testaments et des épitaphes, une tout autre d’en dégager une lecture solide des attitudes mentales qui sous-tendent ces « codages » ou d’en déduire des transformations chronologiques dans la sensibilité occidentale. Dans tout travail d’écriture historique, le cadre de perceptions de l’historien joue un rôle inévitablement sélectif et ordonnateur. Dans les « histoires de conscience », le procès de réfraction est double, et la lumière de la preuve venue de loin passe par deux fois à travers le prisme de l’interprétation. Certaines grandeurs paraissent de surcroît défier le doigté souvent littéraire, presque « esthétique », et les intuitions de l’« historien des mentalités » en matière de reconstitution. En quoi et dans quelle mesure les faits bruts de l’anéantissement dans la guerre mondiale et des meurtres de masse totalitaires ou la possibilité d’une destruction nucléaire à laquelle nous sommes aujourd’hui confrontés ont-ils affecté l’appréhension occidentale de la mort personnelle ? C’est un sujet qu’Ariès laisse pour ainsi dire de côté. Il se pourrait qu’il y revienne.
« Penser la mort », la célèbre formule du philosophe Heidegger, qui sonne comme un défi, est un acte tout à la fois redoutablement privé et pleinement communautaire. Rassembler des preuves sur la longue histoire et les conditions actuelles de cet acte, c’est s’approcher tout près du plus intime de notre être. Ce livre est un moment de conscience passionnée. De là vient qu’il est étrangement tonifiant. »
[Extrait, p. 119-120]