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Fiche résumé, épreuve sur dossier, historiens médiatiques

C. Prochasson, "L’Empire des émotions" (2008)

samedi 30 janvier 2010, par Guillaume Gros

Compte rendu de Guillaume Gros, paru dans la revue, Cahier d’histoire immédiate, n° 35, printemps 2009, Toulouse, pp. 354-356.

PROCHASSON Christophe, L’Empire des émotions. Les historiens dans la mêlée, Paris, Demopolis, 2008, 253 pages.

Il est salutaire que les historiens réfléchissent sur leurs pratiques et sur leur positionnement dans le champ politique et médiatique. Gérard Noiriel s’y était essayé brillamment, en 1996, en publiant Sur la « crise » de l’histoire (Belin puis Folio histoire), réflexion sur les transformations du métier d’historien au cours du XXe siècle au contact des autres disciplines des sciences humaines et des entreprises de vulgarisation dans le domaine éditorial. De manière plus incisive, dans la contexte du procès Papon, Jean-Noël Jeanneney avait posé la question des rapports entre l’historien, le juge et le journaliste dans un essai intitulé Le passé dans le prétoire (Seuil, 1998). Une piste qu’avait approfondie Olivier Dumoulin dans une étude fouillée centrée sur Le rôle social de l’historien (Albin Michel, 2003) tout en analysant la figure nouvelle de « l’historien expert ».

Dans un essai stimulant, Christophe Prochasson, directeur d’études à l’EHESS, a choisi d’analyser les conséquences de l’irruption des émotions dans la pratique de l’histoire. Sous le coup notamment des lois mémorielles, « un nouveau régime émotionnel » guiderait désormais la pratique des historiens bousculant les règles établies par la profession au début du siècle et les finalités de l’histoire. Symbole de ce « nouvel âge compassionnel », la fameuse lettre de Guy Môquet à sa famille lue lors des cérémonies qui marquèrent la prise de pouvoir par Nicolas Sarkozy. Le règne des affects, pour reprendre une expression de l’auteur de l’ Empire des émotions , précipite de manière souvent maladroite les historiens professionnels dans la mêlée les entraînant dans une confrontation stérile avec des historiens médiatiques : « (…) la contestation de « l’histoire professionnelle » et les revendications mémorielles qui en découlent sont souvent portées par des historiens campés aux marges de l’Université mais diplômés, exclus du monde de la recherche professionnelle (…) » (p. 12).

Afin de tenter d’expliquer la crise de confiance qui est venue ébranler l’histoire savante depuis une vingtaine d’année, Christophe Prochasson, de manière assez classique, retrace les conditions dans lesquelles se sont forgées les règles de la profession à partir de la fin du XIXe siècle sous la pression des positivistes. Cependant, et c’est là l’intérêt de sa démarche par rapport à un manuel d’épistémologie classique, il montre à quel point les historiens, sous la pression du « présentisme » (voir le 1er chapitre « Histoire contemporaine et présent de l’histoire ») furent tout au long du XXe siècle engagés dans leur temps à commencer avec l’Affaire Dreyfus sur laquelle il s’étend longuement. Des formes d’engagement qui conditionnent souvent un style d’écriture nouveau qui s’éloigne des formes académiques. Bref, les historiens savants n’ont pas attendu le début des années quatre vingt pour sortir de leur tour d’ivoire. Et la production d’une littérature de vulgarisation ne date pas de l’explosion des collections d’histoire dans les années soixante-dix dans le contexte de forte médiatisation des historiens. Il suffit de rappeler les tirages spectaculaires d’un Jacques Bainville dans les années trente pour s’en convaincre. Dans ces conditions, qu’est-ce qui a changé dans l’univers des historiens au point d’affecter leurs choix historiographiques et leur façon d’écrire l’histoire ?

Si l’histoire offre aujourd’hui une telle prise au « régime émotionnel » c’est en partie le résultat d’une mutation profonde au sein même de la profession qui depuis les « Annales » tend à privilégier le statut d’auteur sur celui du savant. Le choix de l’ « l’Histoire à la première personne » (titre du chapitre 2) expliquerait la montée en puissance de la biographie, genre auquel Christophe Prochasson consacre un chapitre très critique intitulé « Est-il bon ? Est-il méchant ? » : « Tous ceux qui écrivent aujourd’hui sur le sujet pointent, à un moment ou à un autre de leurs développements, la question compassionnelle. » (p. 76)

Cette évolution du statut de l’historien couplée avec celle d’une société saturée de compassion explique pourquoi l’historiographie est devenue l’un des terrains de prédilection voire d’expérimentation pour les témoignages dans ce que l’auteur nomme « la course des victimes » dans une logique concurrentielle [1]. Christophe Prochasson insiste longuement sur l’importance, au début des années 90, du renouveau historiographique de la Grande Guerre qui active les ressorts du compassionnel avec la « sacralisation » des témoignages lesquels mettraient à nu une réalité masquée par l’histoire savante. La concurrence entre une histoire savante et une histoire mémorielle émanant de citoyens ou de groupes soucieux de comprendre leurs origines (chapitre 5 « La mémoire comme raison ») constitue un défi pour la communauté des historiens qui ne doivent surtout pas se réfugier dans leur tour d’ivoire. C’est le véritable dilemme du chapitre conclusif de l’auteur « Choisir son camp. L’histoire politique comme drame » dans lequel il démontre que la construction de la figure du savant n’est pas forcément antinomique de celle du militant (voir les exemples de Madeleine Rebérioux ou de François Furet).

Sortir l’histoire savante de son ghetto afin d’en finir avec une spécialisation extrême tout en se montrant capable de « vulgariser » le discours historique (sans perdre de vue les règles de la profession) et de se confronter aux historiens médiatiques, tels sont les défis que doivent affronter les historiens. Christophe Prochasson ne prétend pas trancher le débat. Il est en revanche convaincu que les historiens doivent expliquer comment ils travaillent : « Ils auraient tout intérêt à mettre sur la table leur boîte à outils méthodologiques, idéologiques, psychologiques. » (p. 215). Son essai, rédigé dans un style très accessible, est une contribution à ce vaste chantier.

Cf. aussi, Christophe Prochasson, Les Chemin de la mélancolie, François Furet , Stock, 2013, 558 p.


Voir en ligne : Cahier d’histoire immédiate


[1Cette logique concurrentielle conduit le législateur à légiférer suscitant, le plus souvent, l’indignation des historiens. Sur ce thème, voir le texte de Françoise Chandernagor et Pierre Nora, Liberté pour l’histoire, CNRS-Editions, 2008, 64 pages