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"Le style de l’histoire", M. Foucault, A. Farge (1984)

Entretien dans "Le Matin de Paris" après la mort de P. Ariès

mardi 13 décembre 2011, par Guillaume Gros

Arlette Farge, Michel Foucault, "Le style de l’histoire",
Le Matin de Paris, 21 février 1984, n°2168.
Entretiens avec F. Dumont et J.-P. Iommi-Amunategui
. [1]

 Après la mort de Philippe Ariès, le 8 février, Michel Foucault et Arlette Farge lui rendent hommage dans un entretien avec deux journalistes du Matin de Paris.

 Sur le point de faire paraître les tomes 2 et 3 de l’Histoire de la sexualité, Michel Foucault (1926-1984) rappelle la dette qu’il a envers Philippe Ariès comme il l’a fait quelques jours plus tôt dans le Nouvel Observateur : "Le souci de la vérité", (17 février 1984). En effet, l’historien a publié, en 1961, dans la collection « Civilisations d’hier et d’aujourd’hui » qu’il dirige chez Plon, l’Histoire de la folie. Dans les années post 68, dans la foulée des réflexions autour de l’école, s’opère un rapprochement entre l’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien régime et les analyses du philosophe Michel Foucault autour de l’idée d’une modernité qui serait le lieu d’une « mise à part », d’une quarantaine des enfants.

 Spécialiste des archives judiciaires, auteur notamment du Goût de l’archive (Seuil, 1989), Arlette Farge, historienne du 18e siècle, étudie les comportements populaires, la foule, l’opinion publique, la famille ou les sensibilités. Deux ans avant cet entretien, elle a publié avec Michel Foucault, Le désordre des familles. Lettres de cachet des Archives de la Bastille. Elle a participé au volume 3 de l’Histoire de la vie privée (De la Renaissance aux Lumières) dirigé par Philippe Ariès.

EXTRAITS DE L’ENTRETIEN

 

Matin de Paris

Vous avez dit de ses écrits qu’ils créaient une « stylistique de l’existence », qu’ils étaient attentifs « aux gestes muets qui se perpétuent ». Ne peut-on pas dire la même chose de vos travaux ?

Michel Foucault

Philippe Ariès a été l’initiateur. Il tenait beaucoup à l’idée qu’entre un geste représenté dans le tableau le plus rare et toute la nappe des gestes quotidiens, il pouvait y avoir quelque chose de commun à lire. Ici et là il voyait une mise en forme de l’existence, de la conduite, du sentiment -un style d’être qui leur était commun. Et en cela je crois qu’Ariès est un précurseur important pour toute une série de recherches qui se font actuellement. Ainsi, un historien de l’Antiquité tardive, Peter Brown, accorde à la notion de style, dans les rapports humains, dans les comportements, une importance considérable. Je ne suis pas sûr qu’Ariès ait utilisé précisément le mot « style », mais c’est de cela qu’il était question.

Arlette Farge

Ce qui est très important, c’est le moment où arrive Philippe Ariès, après Lucien Febvre, pendant la rupture des années soixante : quand on a rompu avec les « acquis » du marxisme vulgaire. Et, chez Ariès, il n’y avait pas de dogme, pas de volonté de faire école ; il y avait plutôt une intuition, une naïveté, une capacité d’appréhender le réel d’une façon neuve. Et c’est pour ça, je crois, qu’il a rencontré quelqu’un qui lui aussi était en dehors des Annales, Robert Mandrou ; c’est pour ça qu’il a pu travailler avec lui dans l’approche de la psychologie historique, créer avec lui une collection d’histoire des mentalités. C’est un moment très important de l’historiographie française, mais peu connu.

[…]

Matin de Paris

Ariès et vous, vous avez contribué à modifier les sujets de recherche, Il suffit de penser aux titres d’ouvrages historiques récents : Le Purgatoire, Le Péché et la Peur [2], sont devenus des objets historiques. L’un comme l’autre, vous avez commencé une archéologie de la représentation.

Michel Foucault

Encore une fois, je crois que c’est Ariès qui est important, c’est lui qui a fait bouger les choses.

Arlette Farge

Vous avez eu, quand même, une démarche semblable en histoire, « iconoclaste ». L’apport d’Ariès, c’est celui du sensible, faire une histoire des sensibilités, c’était extrêmement subversif. Ariès s’opposait ainsi à un inconscient collectif et, en même temps, avec Robert Mandrou et après l’ouverture demandée par Lucien Febvre, il faisait découvrir tout ce qui relevait du quotidien. Et vous avez eu un apport comparable : la même rupture dans la méthode, d’abord. Je pense à Surveiller et Punir : vous travaillez à la fois sur les déplacements
institutionnels et sur le regard porté sur les institutions. La démarche était aussi subversive.

Michel Foucault

Oui, mais Ariès était historien, a voulu faire oeuvre d’historien. Alors que moi, au fond, je faisais de la philosophie. Ce qui m’avait frappé, c’est que, en philosophie, aussi marxistes qu’aient été les gens à cette époque, et Dieu sait s’ils l’étaient, leur ignorance de l’histoire était, je ne dirais pas totale, mais principale. C’était une règle fondamentale chez les étudiants de philosophie : puisqu’on était marxiste, on n’avait pas à savoir l’histoire ; on la connaissait comme on connaît un vieux secret de famille dont le chiffre depuis longtemps a été révélé. […]

Arlette Farge

Vers la fin de sa vie, Ariès rejoignait un peu ce que vous étudiez dans les livres qui vont bientôt sortir. Il était responsable d’un des tomes d’une Histoire de la vie privée, au Seuil. Et il reprenait tous ces problèmes dont nous parlions à l’instant : le style, peut-être, mais à coup sûr la connaissance de soi, l’intimité, le retrait en soi. C’étaient là ses derniers axes de recherche : un travail sur le « en-soi », le « sur-soi ».

Michel Foucault

Et, là encore, nous nous sommes rencontrés sur une frontière commune, mais nous partions de deux domaines différents. En cherchant chez les philosophes de l’Antiquité la première formulation d’une certaine éthique sexuelle, j’ai été frappé de l’importance de ce que l’on pouvait appeler les pratiques de soi, l’attention à soi-même, la mise en forme du rapport à soi.

Arlette Farge

Et Ariès, l’an dernier, parlait aussi du goût, de la conscience de soi.

Michel Foucault

Il avait je crois parfaitement saisi que le rapport à soi, l’importance accordée à soi-même, la culture de soi, ne sont pas, comme on a l’habitude de le dire, un pur effet de l’individualisme. On peut parfaitement avoir des groupes sociaux qui ne sont pas individualistes, et dans lesquels la culture de soi existe. Un monastère n’est pas une institution individualiste, et pourtant la vie intérieure, l’attention à soi y sont extrêmement développées. Dans certains groupes du christianisme réformé, au XVIIe siècle, on attachait aussi une extrême importance à cette culture de soi, et cela dans des groupes, famille, communauté, paroisse, qui n’étaient pas individualistes. Ariès, si j’ai bien compris, était proche de ces problèmes...

Arlette Farge

Oui, mais il achoppait sur le problème de l’État. Pour lui, l’État n’existait pas ; il voyait la vie privée en dehors de l’État, alors que, pendant la période qu’il étudiait, du XVe au XVIIIe siècle, l’État devenait très prégnant. Et, lors des derniers mois, il avait essayé de reprendre le problème en tenant compte de l’État car il était ouvert à toutes les objections. […]


Fondé par Claude Perdriel, Le Matin de Paris (1977-1987) était un quotidien proche du Parti socialiste.


[1Repris dans Michel Foucault, Dits et écrits 1954-1988, t. 4, Ed. établie sous la dir. de Daniel Defert et de François Ewald avec la collaboration de Jacques Lagrange, Gallimard, 1994

[2Delumeau (J .), Le Péché et la Peur : la culpabilisation en Occident, XIIIe-XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 1983