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"Du sérieux au frivole", dans Les jeux à la Renaissance

Collège international d’études humanistes, Tours, 1980

jeudi 2 février 2012, par Guillaume Gros


 "Du sérieux au frivole", dans Jean-Claude Margolin, Philippe Ariès, éd., Les Jeux à la Renaissance, Ed. Vrin, 1982, Collection "De Pétrarque à Descartes", Actes du 23e colloque international d’études humanistes, Tours, juillet 1980.

 Longtemps, selon Philippe Ariès, les historiens ont délaissé le « jeu » comme objet d’étude. Pourtant, tout autant que les réalités économiques et comme l’a montré, dans Homo Ludens (1938), Johan Huizinga (1872-1945), il est révélateur d’un imaginaire qui participe pleinement à la culture. Bref, le jeu appartient à cette histoire des mentalités à laquelle tient tant Philippe Ariès.

 L’introduction, "Du sérieux au frivole", inaugure un colloque sur la période des 16e et 17e siècle, durant laquelle, selon Philippe Ariès, on assiste, dans tout l’occident latin, catholique et protestant à un puissant mouvement moralisateur qui sous la pression de l’éducation opère une « nouvelle répartition du travail et des loisirs, du sérieux et du frivole, de la sociabilité et du jeu, finalement du public et du privé ».

 Selon un processus longuement décrit dans L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien régime , l’historien montre comment l’affirmation du sentiment de l’enfance va de pair avec la mise en place d’un processus d’éducation plus contraignant dans le cadre notamment des collèges avec une discipline plus stricte.
Ce mouvement qui individualise l’enfant tend du coup à l’isoler de la communauté des adultes. Le jeu n’échappe pas à cette réglementation nouvelle. Alors que les jeux étaient l’occasion d’un mélange entre les enfants et les adultes, ils se spécialisent à l’époque moderne.

 En conclusion, P. Ariès montre que la dévaluation des jeux de hasard est l’ultime étape de ce processus de spécialisation et d’infantilisation des jeux. Seuls sont mis en valeur les jeux considérés comme éducatifs par l’institution scolaire. Ils ont perdu leur fonction sociale pour le seul domaine de la frivolité.

EXTRAITS du préliminaire, Jean Claude Margolin et P. Ariès

"C’est pourquoi le jeu, ou plutôt l’attitude devant le jeu apparaît comme un bon indicateur du climat d’une société ou d’une culture, et en particulier de sa conception du public et du privé, et du rapport changeant de l’un à l’autre.
Ainsi, s’interroger sur les jeux à la Renaissance – ou sur les jeux en Grèce, à Rome, au 18e siècle ou à la fin du 20e, peu importe – , c’est une manière de questionner la civilisation de la Renaissance elle-même, celle de la Grèce, de Rome ou de l’occident moderne."

Extrait de l’introduction « Du sérieux au frivole »

"Cela ne veut pas dire qu’en s’approchant de la modernité, les hommes ont cessé de jouer, mais leurs jeux, du moins ceux des adultes responsables, ont cessé d’avoir du sens pour constituer une activité subalterne, une activité dépendant du travail et n’existant qu’en fonction de lui. C’est la grande différence avec les sociétés sauvages. Celles-ci sont caractérisées par la difficulté de séparer le travail du loisir, leur jeux y sont intégrés dans la vie collective. Une société civilisée est au contraire caractérisée par son économie, par le produit et l’organisation de son travail, et la culture savante de ses élites est elle-même le fruit d’un travail, celui de l’école. D’un point de vue occidentalo-centriste, aujourd’hui, le domaine du sérieux s’oppose donc au domaine du frivole et le refoule tant qu’il peut. Il a fallu attendre que des historiens deviennent des ethnologues du passé pour que le jeu cessât d’être associé à la frivolité et qu’on lui reconnût d’autres buts que la reconstitution des forces du travail."

[…]

Nous avons peine aujourd’hui à imaginer que l’exposition du mort à la maison pouvait être l’occasion d’une fête joyeuse, accompagnée de beuveries, de jeux et de plaisanteries assimilés à des jeux, des jokes. C’était pourtant le cas des veillées funéraires irlandaises. Nous les connaissons en détail par des récits du 18e et du début du 19e siècle, mais nous savons qu’elles étaient en plein essor au début du 17e siècle grâce aux interdictions longuement motivées, et d’ailleurs vaines, des évêques et des conciles post-tridentins. Un synode de 1614 estime que la piété et la dévotion sont outragées par des chants bruyants, par des jeux obscènes, qu’on ne se permettrait pas un jour de mariage. Et le fait est que le spectacle nous paraît aujourd’hui extraordinairement sinon scandaleux.
Deux cérémonies se superposent, l’une triste, de deuil, l’autre gaie et débridée, une fête avec tout ce qu’une fête autrefois comportait de renversement de la vie normale, de transgression de l’ordre et de dérision.

[…]

"On ne préjugera pas des conclusions du colloque en parlant de transferts de l’espace des jeux et de changement de leur nature qui se situent pendant cette période et aboutissent à la stabilisation du jeu au 18e siècle et au 19e. J’ai autrefois tenté d’analyser l’un de ces transferts : comment des jeux auparavant communs à tous devaient être abandonnés par les classes supérieures et laissés, soit aux enfants de toutes les classes, soit aux adultes des classes inférieures. Ces transferts peuvent paraître les effets d’un phénomène général d’acculturation des sociétés traditionnelles, de leur dressage, de leur colonisation par des pionniers d’un ordre moral, avant-coureur de la modernité. Notre société est le résultat de cette acculturation."

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