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L’Enfant roi, entretien de P. Ariès avec P. Desgraupes

mercredi 12 juin 2013, par Guillaume Gros

Philippe Ariès, « Quand l’enfant devient roi », entretien avec Pierre Desgraupes, Le Point, n° 149, 28 juillet 1975 [p. 58-63].

 L’entretien de Philippe Ariès s’intègre dans une série estivale proposée par Le Point, sur le thème : « La famille est-elle condamnée ? ». Parmi les six entretiens proposés par l’hebdomadaire, celui-ci fait suite à un précédent de l’historien dans lequel Philippe Ariès avait « souligné que la famille, telle que nous la connaissons, est d’institution récente ». Pierre Desgraupes procède d’abord à un résumé de l’entretien précédent [1] avant de questionner l’historien sur la famille contemporaine à l’aune de ses réflexions sur son ouvrage l’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime.

Résumé de l’entretien précédent par Pierre Desgraupes

Pierre Desgraupes évoque l’entretien précédent qui se termine quand « la famille ancienne, après avoir traversé indemne plusieurs siècles jusqu’à la Révolution, voyait sa course sur le point de se terminer. Pour bien juger du profond bouleversement des mœurs qui va dès lors donner naissance à la famille moderne telle que nous la connaissons encore aujourd’hui – et même, peut-être, mieux comprendre la contestation sourde ou violente dont elle est devenue l’objet de nos jours – il faut garder en mémoire, un instant encore, l’image à peine reconnaissable de cette famille d’autrefois, grande ouverte sur le voisinage où les enfants ne jouaient qu’un rôle secondaire. »

Extraits de l’entretien

Philippe Ariès

« Pour tout résumer d’un mot, ce que nous appelons de nos jours “l’esprit de famille” n’existait pas. Ce qui comptait alors, le champ d’intérêt et de sentiment dans lequel la vie des divers membres de la famille s’inscrivait de la naissance à la mort, c’était le voisinage. Et bien, ce sont ces traits longtemps persistants qui, en moins d’un demi-siècle, vont être profondément modifiés. » [p. 59]

[…]

Pierre Desgraupes

« En somme, ce n’est pas la famille qui a “inventé” l’enfant, c’est la nouvelle vision qu’on a –à partir d’une certaine date – de l’enfant qui donne naissance à la nouvelle famille… »

Philippe Ariès

L’historien explique, qu’en effet, l’iconographie montre l’effacement de la foule, sujet privilégié des peintres, au profit de l’enfant et de l’intimité familiale :

« Toute la littérature, désormais, va non seulement exalter le personnage de l’enfant mais faire également de l’enfance le symbole du paradis perdu. »

[…]

« Cette quête du bonheur, le décor lui-même, à partir du 19e siècle, va le refléter. La maison, longtemps ouverte sur la rue, va se refermer comme une coquille sur ses habitants et, comme on va y passer plus de temps, on voudra y vivre mieux. La grande traduction architecturale de cette évolution, c’est l’invention du couloir central. Dans la grande maison d’autrefois, toutes les pièces étaient tributaires les unes des autres. Il fallait traverser plusieurs pièces pour se rendre d’un point à l’autre de la maison. C’était, nous l’avons vu, la négation de l’intimité. L’apparition du couloir correspond à la création de l’intimité. » [p. 60]

[...]

« La conséquence la plus importante de cette valorisation soudaine de la vie familiale autour de l’enfant au 19e siècle, c’est l’entrée en scène de la contraception. »

Pierre Desgraupes

« On va substituer en quelque sorte la qualité à la quantité ? »

Philippe Ariès

« C’est cela. En vérité, on va voir apparaître à travers ce changement un autre sentiment bourgeois typique : la prévoyance. Les enfants vont être considérés désormais comme une sorte d’investissement que l’on organise, comme on organise la rentabilité d’un capital. » [p. 61]

Après une longue digression sur les moyens de contraception et leur utilisation. Philippe Ariès en mesure les conséquences sur les mentalités dans le rapport à la vie :

« Dans l’Ancien Régime, on est, de ce point de vue, totalement imprévoyant. On était prévoyant certes pour l’achat de son patrimoine et sans doute aussi pour marier ses enfants, mais on ne l’était pas pour les faire. L’introduction, dans ce domaine moral, de la prévoyance et du calcul, c’est justement le phénomène capital. Car cette forme très impériale de l’enfant, on ne va plus y toucher jusqu’à nos jours. » [p. 62]

Pierre Desgraupes

« Au bout du compte, cette contestation de tous bords qui assaille aujourd’hui la famille, cette rébellion des enfants dont elle avait pourtant fait des petits dieux, dans le service desquels elle puisait sa raison d’être, tout cela ne constitue-t-il pas la suite logique d’une évolution que la famille moderne a elle-même dessinée ? » [p. 62]

[…]

Philippe Ariès

« J’en suis convaincu. D’une part, c’est comme vous le dites, la suite logique et, d’autre part, cette évolution a été aggravée par le fait que les soins de plus en plus grands dont on entourait désormais l’enfance, puis l’adolescence, allaient à l’encontre de ce statut d’être humain à part entière qu’on lui reconnaissait. Alors que l’enfant ignoré de l’Ancien régime était adulte à 12 ans, le prolongement incessant de la scolarisation rend l’enfant aujourd’hui plus dépendant que jamais, et surtout, plus longtemps, de la famille et de l’école. » [p. 62-63)]

[…]

L’entretien se poursuit sur la question de l’affectivité au sein de la famille qui contribue à refermer de plus en plus celle-ci sur elle-même en l’isolant de la société ce qui a pour effet, paradoxalement de la rendre parfois invivable pour certains adolescents.

Conclusion de P. Ariès

L’historien conclut sur les effets ambivalents de ce gain d’affectivité dans la famille :

« Quelles que soient les difficultés qui en sont nées, il y a aujourd’hui entre parents et enfants, et incontestablement à l’intérieur du couple, des relations psychologiques et sentimentales qui ont atteint un degré de qualité qui n’existait probablement pas auparavant. Mais toute conquête a son revers et je ne sais pas si à l’heure actuelle, l’isolement de la famille au milieu d’un désert sentimental sera longtemps supportable. » [p. 63 ]

Portfolio


[1Cf. P. Ariès "Nos aïeux sans famille", Le Point, n° 148, 21 juillet 1975, p. 77-82