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P. Ariès, "Réflexions sur l’histoire de l’homosexualité" (1982)

dimanche 10 janvier 2016, par Guillaume Gros

Cet article est issu du séminaire de Philippe Ariès à l’École des hautes études en sciences sociales (1979-1980) dans le cadre de son programme d’enseignement autour du thème "Famille et sexualité : problèmes récents".


 Philippe Ariès, "Réflexions sur l’histoire de l’homosexualité", dans Communications, n° 35, 1982, p. 56-67. Cet article est extrait d’un numéro intitulé "Sexualités occidentales" et codirigé par Philippe Ariès et André Béjin. Ce numéro de Communications a fait l’objet d’une réédition en format "poche" en 1984 au Seuil.
 L’article de Philippe Ariès s’inspire de la contribution du sociologue et historien Michael Pollak (1948-1992), « L’homosexualité masculine, ou le bonheur dans le ghetto ? » également publiée dans ce même numéro de Sexualités occidentales.

Début de l’article de Philippe Ariès

« II est évident que, comme le montre ici Michael Pollak, l’affaiblissement de l’interdit de l’homosexualité est l’un des traits frappants de la situation morale actuelle de nos sociétés occidentales. Les homosexuels forment aujourd’hui un groupe cohérent, encore marginal certes, mais qui a pris conscience d’une sorte d’identité ; il revendique des droits contre une société dominante qui ne l’accepte pas encore (et même, en France, réagit durement par une législation qui double les pénalités des délits sexuels quand ils sont accomplis par des individus de même sexe), mais qui n’est plus aussi assurée, et qui est même ébranlée dans ses certitudes. La porte reste ouverte à des tolérances, voire à des complicités, impensables il y a encore une trentaine d’années. Récemment les journaux rendaient compte d’une célébration paramatrimoniale où un pasteur protestant (désavoué par son Église) unissait deux lesbiennes, non pas pour la vie, certes ! mais pour le plus longtemps possible. Le pape a dû intervenir pour rappeler les condamnations pauliniennes de l’homosexualité, ce qui n’aurait pas été nécessaire si des tendances plus accommodantes ne s’étaient manifestées au sein de l’Église. On sait qu’à San Francisco, les gays constituent un groupe de pression dont il faut tenir compte. Bref, les homosexuels sont en train de se faire reconnaître, et il ne manque pas de moralistes conservateurs pour s’indigner de leurs audaces et de la mollesse des résistances.

[..]

Il est bien vrai qu’on assiste à une sorte de reprise en main, visant plus, d’ailleurs, du moins pour l’instant, la sécurité que la moralité [1]. Une première étape ? Mais la normalisation de la sexualité et de l’homosexualité a été trop loin pour céder à des pressions de police et de justice. Il faut bien admettre que la place acquise - ou conquise - par l’homosexualité n’est pas due seulement à une tolérance, à un laxisme - “Tout est permis, rien n’a d’importance...” II y a quelque chose de plus profond, de plus subtil, et sans doute de plus structurel et définitif, au moins pour une longue période : désormais la société tout entière tend plus ou moins, avec des résistances, à s’adapter au modèle de l’homosexualité. C’est l’une des thèses qui m’a le plus frappé de l’exposé de Michael Pollak : les modèles de la société globale se rapprochent des représentations d’eux-mêmes par les homosexuels, rapprochement dû à une déformation des images et des rôles.

Je reprends la thèse. Le modèle dominant de l’homosexuel, à partir du moment où celui-ci commence à prendre conscience de sa spécificité et à la reconnaître, le plus souvent encore, comme une maladie ou une perversion - c’est-à-dire depuis le XVIIIe et le début du XIXe siècle jusqu’au début du XXe siècle -, est un type efféminé : le travesti, à la voix placée très haut. On peut y voir une adaptation de l’homosexuel au modèle dominant : les hommes qu’il aime ont l’air de femmes, et c’est, dans un sens, rassurant pour la société. Ils peuvent aussi aimer les enfants ou les très jeunes gens (la pédérastie) : une relation très ancienne, que nous pouvons dire classique, car elle vient de l’Antiquité gréco-romaine et elle perdure dans le monde musulman, malgré l’ayatollah Khomeiny et son bourreau. Elle correspond à une pratique traditionnelle d’éducation ou d’initiation qui peut d’ailleurs prendre des formes dégradées et furtives : des amitiés particulières frisent l’homosexualité sans que celle-ci soit consciente ou reconnue.
Or, d’après Michael Pollak, la vulgate homosexuelle d’aujourd’hui écarte et repousse souvent les deux modèles antérieurs, le type efféminé et le type pédophile, et elle les remplace par une image machiste, sportive, supervirile, même si elle conserve certains traits de l’adolescence, comme la taille étroite, par opposition au gros dur de la peinture mexico-américaine des années vingt à trente ou de l’art soviétique : le type physique du motard moulé dans son habit de cuir, la boucle à l’oreille, type devenu commun à toute une classe d’âge - sans distinction, d’ailleurs, de sexualité -, type d’adolescent dont d’ailleurs la femme elle-même incline à se rapprocher. C’est un fait d’expérience qu’on ne sait pas toujours à qui on a affaire : à lui ou à elle ?
L’effacement de la différence apparente entre les sexes, chez les adolescents, n’est-il pas l’un des traits originaux majeurs de notre société, une société unisexe ? Les rôles sont interchangeables, ceux du père et de la mère, ceux aussi des partenaires sexuels. Chose curieuse, le modèle unique est viril. La silhouette de la jeune femme s’est rapprochée de celle du gars. Elle a perdu les formes enveloppées qu’aimaient les artistes du XVIe au XIXe siècle et qui sont encore recherchées dans les sociétés musulmanes, peut-être parce qu’elles sont liées à une évocation de la maternité. Personne aujourd’hui ne s’amuserait à plaisanter la maigreur d’une fille sur le ton de ce poète du siècle dernier :

Qu’importe la maigreur, 0 mon objet aimé !
On est plus près du cœur quand la poitrine est plate.

Si l’on remonte un peu plus haut dans le temps, peut-être trouverait-on les indices, seulement passagers, d’une autre société à faible tendance unisexe, dans l’Italie du Quattrocento, mais alors, le modèle serait moins viril qu’aujourd’hui et tendrait vers l’androgyne.
L’adoption par toute la jeunesse d’un modèle physique d’origine sans doute homosexuelle explique peut-être sa curiosité souvent sympathique à l’égard de l’homosexualité, à qui elle emprunte quelques traits, dont elle recherche la présence, dans les lieux de réunion, de rencontres, de plaisir. L’ « homo » est devenu l’un des personnages de la comédie nouvelle.
Si mon analyse est exacte, la mode unisexe serait donc un indicateur très sûr d’un changement général de société : la tolérance à l’égard de l’homosexualité proviendrait d’un changement de représentation des sexes, non pas seulement de leurs fonctions, de leurs rôles dans la profession, dans la famille, mais de leurs images symboliques.
Nous essayons de saisir ce qui est en train de se passer sous nos yeux : mais pouvons-nous avoir une idée des attitudes plus anciennes, autrement que par les interdits littéraux de l’Église ? Il y a là un vaste domaine inexploré. On s’en tiendra à quelques impressions qui pourraient devenir des pistes de recherches.
Des livres ont paru, dans les dernières années, qui suggèrent que l’homosexualité serait une invention du XIXe siècle. Dans la discussion qui a suivi son exposé, Michael Pollak a exprimé sa réserve. Le problème paraît cependant intéressant. Entendons-nous : cela ne veut pas dire qu’il n’y avait pas auparavant d’homosexuels - hypothèse ridicule. Mais on connaissait seulement des comportements homosexuels, liés à certains âges de la vie ou à certaines circonstances, qui n’excluaient pas chez les mêmes individus des pratiques hétérosexuelles concurrentes. Comme le fait remarquer Paul Veyne, ce que nous savons de l’Antiquité classique témoigne non pas d’une homosexualité opposée à une hétérosexualité, mais d’une bisexualité dont les manifestations paraissent commandées par le hasard des rencontres plutôt que par des déterminismes biologiques. »

Fin de l’extrait de l’article de P. Ariès (p. 56-58).

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[11 Ces lignes ont été écrites dans l’atmosphère d’ordre moral et d’obsession de la sécurité des années 1979 et 1980 (note de l’article, p. 67)