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P. Ariès : un regard d’historien sur l’Europe, Cadmos, 1980

lundi 20 novembre 2017, par Guillaume Gros

“Une conversation avec Philippe Ariès”, propos recueillis, par Alison Browning, Cadmos, Cahiers trimestriels de l’Institut Universitaire d’Études Européennes de Genève et du Centre Européen de la Culture, hiver 1980, p. 4-16.

P. Ariès a fourni une seule contribution dans cette revue tournée vers les questions européennes (1978-1992). Il y exprime selon les termes de son rédacteur en chef André Reszler, la dimension européenne du travail de l’historien dans le cadre d’une enquête menée par Cadmos sur l’Europe et les intellectuels.

Présentation de Philippe Ariès par A. Browning

Philippe Ariès, spécialiste des problèmes agricoles et « historien du dimanche », selon sa propre formule est connu pour ses livres d’histoire dans lesquels il expose l’attitude de nos ancêtres devant la naissance, l’enfance, la famille et la mort : Histoire des populations françaises et de leurs attitudes devant la vie depuis le XVIIIe siècle (1948) : L’Enfant et la Vie familiale sous l’Ancien Régime (1960) : L’ Homme devant la mort (1977), etc. Son dernier livre, auquel nous faisons référence dans le texte est un essai autobiographique établi d’après une série d’entretiens. Cette conversation fut enregistrée à Paris, aux Éditions du Seuil, en octobre 1980.

Extraits de l’entretien

Alison Browning : Philippe Ariès, qu’évoque dans votre esprit la notion d’Europe ?

Philippe Ariès :
En fait je me sens assez européen, mais pas au sens restreint de la Communauté européenne, quoi que j’y aie travaillé, non pas comme historien, mais dans mon métier de la semaine qui était celui de spécialiste de l’information dans l’agriculture tropicale. J’ai participé à des travaux de commissions à Luxembourg, au siège de la Communauté, et j’ai été très heureux là. J’ai beaucoup apprécié mes collègues de la Communauté ; je ne suis pas du tout un Français nationaliste comme il y en avait beaucoup à l’époque – c’était le triomphe du gaullisme et tout ce qui touchait à la Communauté était suspect. Mais il n’empêche que je suis gêné dans la Communauté européenne telle qu’elle est, par son caractère trop strictement économique. J’ai été frappé tout récemment par le fait que l’on ait pu mettre en cause l’entrée de l’Espagne et de la Grèce dans la Communauté européenne pour des raisons de choux fleurs ou de haricots verts ! Pour moi, l’Europe est d’abord une culture, la culture occidentale latine, où je classerais aussi bien les Anglais, cela ne me gène pas, au contraire, quoique ceux-ci s’obstinent aujourd’hui à ne retenir de leur longue histoire que ce qui a une relation avec la révolution industrielle et la dérive qui, aux 17e et 18e siècles, a détaché l’Angleterre de l’Europe pour la pousser vers le grand large. Il est frappant de voir à quel point ce pays conservateur, si traditionnaliste (les fraises des gardiens de la Tour, le carrosse de la Reine, etc.) semble avoir complètement oublié, au sens profond du terme, au sens du cœur, tout son passé médiéval, et même renaissance. On joue du Shakespeare, on l’apprend par cœur, mais on n’a conservé de l’Angleterre élisabéthaine, que ce qui annonce l’Angleterre du l8e et de la Reine Victoria. Combien de fois ai-je été surpris de voir mes interlocuteurs anglais (sauf de vieux médiévistes philologues, qui eux me comprenaient parfaitement) choqués par le sentiment que j’avais, comme historien, que l’Angleterre était très profondément enracinée dans la chair de l’Occident latin, ne serait-ce que par sa langue. Mais notre langue est une langue germanique me répondaient-ils. Mais pas du tout ! Tout le monde devrait savoir que l’anglais n’est pas une langue germanique mais en Angleterre, on l’oublie facilement. C’est au 19e siècle, au temps de Houston Stewart Chamberlain, que l’Angleterre s’est fabriquée un passé germanique emprunté à l’Allemagne qui se détournait de son côté de son passé médiéval. Il y a donc une civilisation occidentale. Elle a été transportée aux Etats-Unis. L’Occident se continue en Amérique. C’est un rejeton et il est absurde d’exclure l’Amérique de la civilisation occidentale ; elle en est à l’heure actuelle l’un des plus authentiques représentants. Au point de vue intellectuel, les grandes universités tiennent la place d’Athènes ou de Rome. Cependant j’ai fait l’expérience du dépaysement d’un Européen en Amérique : dans mon premier voyage, nous avons traversé une partie de l’Amérique, le Nord-Est, et, à cette occasion, j’ai éprouvé le sentiment non européen de l’immensité. Aujourd’hui que je connais mieux l’Amérique, j’ai moins ce sentiment, surtout dans l’Est !

L’Europe a donc pour moi deux caractères ; le premier est d’être la Civilisation occidentale, comme les Etats-Unis, et le second est d’être un monde plein, un monde où l’espace est très serré, la densité très forte, où la continuité entre le présent et le passé est toujours apparente, ce qui n’est pas le cas aux Etats-Unis. C’est ça l’Europe pour moi : la culture occidentale latine et un monde plein.

Alison Browning
Etes-vous conscient de travailler dans une tradition européenne, entouré d’une culture à laquelle vous êtes très attaché ? Parce qu’il y a une théorie selon laquelle les intellectuels en général sont assez anti-européens2, ont mauvaise conscience vis-à-vis du tiers-monde, et que tout ce qu’a fait l’Occident est mauvais. Croyez-vous que ce pessimisme culturel des intellectuels face à l’Occident soit bien fondé ?

Philippe Ariès
C’est une question intéressante. Vous faites allusion à ce que l’on appelle le péché d’européocentrisme, chez les gens qui s’occupent du tiers-monde. Par là, vous introduisez une nouvelle notion qui est différente de celle de l’appartenance à une tradition européenne, occidentale : la notion de civilisation moderne. Les intellectuels auxquels vous faites allusion, qu’est ce qu’ils reprochent à l’Europe ? La colonisation, son exploitation économique, mais aussi d’avoir ruiné les traditions non européennes, par exemple africaines ou amérindiennes, ou asiatiques, pour leur substituer la civilisation européenne, les religions européennes, etc. Il y a là une ambiguïté qui provient de ce que la tradition occidentale non seulement plonge dans un milieu très ancien, qui est une combinaison de l’hellénisme et de la romanité, plus la chrétienté médiévale et la Renaissance, mais se trouve également avoir produit ce qu’on pourrait appeler la techno- culture contemporaine, même ambiguïté qu’on trouve d’ailleurs aussi aux Etats-Unis. Qu’est ce qui est américain et qu’est ce qui est la modernité ? Souvent on fait la confusion. Notre civilisation est devenue la créatrice de forces qui l’ont autant affaiblie qu’elle-même détruisait les autres cultures autochtones : une sorte d’apprenti-sorcier. Je pense qu’il faut cependant faire la distinction. La techno-culture ne se confond pas avec la civilisation occidentale, quoi qu’elle en a bien été la fille.
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Les 80% restant de l’article de P. Ariès sont à lire dans la revue Cadmos.