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Richard Sennett, "La famille contre la ville", 1980

Philippe Ariès, postface à "La famille contre la ville"

mardi 11 juin 2019, par Guillaume Gros

Richard Sennett, La Famille contre la ville. Les classes moyennes de Chicago à l’ère industrielle (1872-1890), Encres, éditions recherches, 1980, 232 p .

 Dans cet ouvrage majeur d’abord édité, chez Harvard University Press, en 1970, le sociologue Richard Sennett, auteur entre autres du Travail sans qualités (Albin Michel, 2000) étudie à partir de l’exemple de Chicago, les relations entre la vie urbaine, la structure familiale et le vécu professionnel. Dans la préface, il rappelle sa dette envers les réflexions de Philippe Ariès considérant d’ailleurs que « La Famille contre la ville est en quelques sorte le dernier chapitre de l’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien régime ».

Extraits préface de Richard Sennet

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« Grâce au travail de Philippe Ariès dans l’ouvrage L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, nous sommes en mesure de constater à présent que la famille nucléaire ne confirme pas historiquement la théorie fonctionnaliste. Cette structure, beaucoup plus repliée sur elle-même, sur un plan affectif, que les familles de l’Ancien Régime, s’est développée comme lieu de refuge contre les rigueurs du monde moderne et de la vie urbaine. L’historien anglais Lawrence Stone y voit l’expression d’un « individualisme affectif ». Mes propres recherches ont porté sur l’autre aspect de l’analyse fonctionnaliste, à savoir l’idée que la cellule nucléaire est plus apte qu’une structure « ancienne » comme la famille étendue à préparer ses membres à affronter le monde du travail. Etant donné la pauvreté des statistiques historiques, je n’ai pu étudier la qualité de cette adaptation qu’au travers d’une approche très banale : les pères et les fils de famille nucléaire réussissaient-ils mieux, sur un plan professionnel, que les pères et les fils de famille étendue ?
Les éléments de réponse que j’apporte dans La Famille contre la Ville sont suffisamment nombreux pour que soit remise en question la capacité supérieure de la cellule nucléaire à insérer les jeunes dans le monde du travail. Vu dans une perspective historique, ce type de foyer est considéré (par Sorokin et par d’autres) comme un moyen d’adaptation à la vie urbaine, un mode de transition permettant à ses membres de s’accoutumer à l’individualisme des grandes villes. » (p. 8-9)
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Postface de Philippe Ariès (extraits)

Les historiens et sociologues américains nous ont appris à situer la famille par rapport à la ville. C’est un moment de l’histoire famille/ville que Richard Sennett étudie à Chicago : il prend l’un des quartiers de Chicago, Union Park, à ses débuts, un quartier de jolies maisons confortables et simples, antérieures au grand art cosmopolite et « nouveau riche » des années 1880-1900, où habitait une bonne bourgeoisie, aisée, confortable, de goût discret, de mœurs simples mais élégantes, aimant recevoir, pas très différente, en fait, des familles du même niveau social de ce côté-ci de l’Atlantique.

Il montre ensuite le changement du quartier, vers 1870-1880, la substitution à cette bonne bourgeoisie d’une autre catégorie d’habitants, des cadres moyens, plutôt employés qu’ouvriers, vivant repliés sur eux-mêmes et leurs familles, avec le minimum de sociabilité publique et d’échanges mondains. Changement dû à une mue de Chicago qui commence à enfler et à devenir la grande métropole aux activités complexes, où le tertiaire augmente.
Cette population disparaîtra à son tour emportée par le grand bouleversement des villes américaines au début du XXe siècle, les apports massifs d’immigrants inhabituels, l’éclatement du centre désormais abandonné aux affaires, aux entrepôts, aux fabriques, la satellisation des « suburbs ». Richard Sennett s’arrête avant ce dernier acte, mais notre imagination folle peut continuer sur sa lancée.
Tel est le premier intérêt de ce livre : une contribution à l’histoire des rapports de la famille et de la ville au XIXe siècle.
A l’occasion de sa thèse - car c’est une thèse de doctorat -, Richard Sennett pose le problème de l’adaptation de la famille à la vie économique ou urbaine, et de sa réponse aux défis de l’industrialisation ou de l’urbanisation. Ou bien la famille participe avec dynamisme et devient un réservoir d’agents actifs et entreprenants, ou au contraire elle se constitue en marge de la société industrielle et de la ville, comme un refuge ou un oasis. Dans quelle mesure la structure de la famille a-t-elle aidé ou freiné le mouvement en avant qui emportait à toute vitesse la société américaine ? Richard Sennett distingue et compare deux types de familles qui coexistaient dans les années 1880-1890, période centrale de son travail. La première, majoritaire, est la plus récente : la famille repliée sur le noyau du couple et des enfants, fermée au reste du monde, exerçant une pression intense sur ses membres, leur interdisant la jouissance d’un espace privé et entravant le développement de leur personnalité. Richard Sennett la caractérise par l’intensité du sentiment qu’elle entretient en son sein. Il l’appelle la famille nucléaire, mais le mot est équivoque ; je préfère l’appeler, comme il le fait aussi, la famille intense-fermée. L’autre famille est minoritaire ; Richard Sennett l’appelle la famille étendue parce qu’elle comporte un parent célibataire en plus du noyau primordial ; je l’appellerai la famille ouverte ou encore perméable, empruntant le mot à L. Stone qui l’applique à la famille traditionnelle antérieure au XVIIe siècle. C’est que cette famille dite étendue se rapproche des modèles pré-industriels, et semble bien hériter de certains traits de la bonne bourgeoisie de Union Park avant 1870, et d’une manière plus générale de la famille américaine décrite par Tocqueville. Or, Richard Sennett montre, et c’est là l’argument principal de sa thèse, que les familles minoritaires perméables-ouvertes, dites étendues, plus entreprenantes, plus mobiles, participent mieux au dynamisme général de l’époque que les familles majoritaires, intenses-fermées, plus statiques, plus conservatrices, plus « petites-bourgeoises ». Pour appuyer sa démonstration, sauf encore par des outils statistiques d’ailleurs simples, il fait appel aux idées et aux conceptions de deux auteurs, un sociologue, Talcott Parsons et un historien, moi-même.
Je profiterai de l’occasion qui m’est offerte de m’expliquer à ce sujet : En effet, Richard Sennett m’oppose à Parsons à propos de la famille intense-fermée. Parsons fait l’éloge de ce type de famille où il reconnaît un des instruments de l’adaptation de l’individu aux exigences de la société industrielle, à sa fonction nouvelle dans la nouvelle société. D’après Richard Sennett, j’aurais au contraire soutenu que la famille intense-fermée inhibe les initiatives et les capacités de l’individu, le coupe de son milieu social pour l’enfermer dans une cellule-souche close, refuge ou prison. De son côté, la famille perméable-ouverte, plus favorable à un essaimage précoce des enfances, un échange avec le monde extérieur, permettrait une meilleure adaptation de l’individu au marché du travail et au secousses de la vie urbaine
A vrai dire, je ne crois jamais avoir traité aussi précisément les relations entre les deux types de familles et le dynamisme économique au sens de Parsons.