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L’Histoire à venir

samedi 11 mai 2019, par Guillaume Gros

Patrick Boucheron, François Hartog, L’Histoire à venir, Anacharsis, 2018, 77 p.

 Face à l’injonction des mémoires, à l’instrumentalisation du passé et à l’obsession du présentisme, l’historien est toujours plus sollicité, sommé de donner un avis sur tout y compris dans l’instant. D’où la nécessité, pour la communauté des historiens, de réfléchir au statut de leur discipline et aux rapports qu’elle entretient avec la société dans un contexte où la circulation de l’information s’accélère et se diversifie toujours plus.
 Après le choc de la Seconde Guerre mondiale, Marc Bloch, dans Apologie pour l’histoire, rédigée en 1940, bien que publiée en 1949, exhorte alors les historiens à sortir de leur tour d’ivoire afin de ne pas passer à côté des questions essentielles de leur temps. Face à ce que l’essayiste Daniel Halévy, nomme l’accélération de l’histoire, l’historien Philippe Ariès rédige un essai d’historiographie intitulé Le Temps de l’histoire, en 1954, dans lequel, il réclame que l’histoire s’ouvre au souci contemporain dont elle est une expression : « L’historien d’aujourd’hui reconnaît sans honte qu’il appartient au monde moderne et qu’il travaille à sa manière à répondre aux inquiétudes – qu’il partage- de ses contemporains. Son optique du passé demeure liée à son présent – un présent qui n’est pas seulement une référence de méthode. »
 Cette réflexion épistémologique est au cœur de l’opuscule, lHistoire à venir, qui est aussi depuis 2017, un festival à Toulouse, autour du rapport à l’histoire, dont la préface rappelle un enjeu majeur : « Prendre à bras-le corps l’histoire à venir, c’est donc aussi cela : s’émanciper de la tyrannie du présentisme, s’arrêter un instant pour observer les infléchissements du monde, et réarticuler dans la longue durée les transformations que nous subissons ou impulsons. »
 Après une introduction de Corinne Bonnet et de Claire Judde de Larivière, L’Histoire à venir contient deux contributions, l’une de Patrick Boucheron « Écrire l’histoire des futurs du passé » et l’autre de François Hartog « L’histoire à venir ? » dont suivent deux extraits.

P. Boucheron : écrire l’histoire des futurs du passé (extraits)

Si le passé a autorité sur nos vies, ce n’est pas parce qu’il les encombrerait du poids de la tradition. C’est parce qu’il élargit notre expérience, ou mieux, parce qu’il relance sans cesse l’idée d’expérience et, ce faisant, la rend possible à nouveau. Écrire l’histoire de ces futurs du passé revient à s’ouvrir à d’autres vies que la nôtre et à comprendre que les vies des autres ne sont pas plus simples, ou plus facilement assignables à quelques catégories bien tranchées, du seul fait qu’elles sont lointaines ou anciennes. Ce sont d’autres vies qui, pour avoir été vécues, peuvent l’être à nouveau - et redisons-le encore une fois, pour le meilleur et pour le pire. Il y aurait donc bien deux manières de nier l’historicité : en abolissant tout héritage et en niant le passé au nom de l’arrogance du présent, mais aussi en s’en remettant corps et âme à la perpétuation de la tradition, puisque, dans une perspective benjaminienne, la fidélité à la tradition est, en soi, une catastrophe.
La notion d’expérience est sans doute celle qui parvient le mieux à nouer les deux fils permanents du festival « L’histoire à venir » qui nous a réunis, nous réunira à nouveau, et rassemble ici même les textes de ce volume : l’écriture de l’histoire d’une part, les rapports entre histoire et démocratie d’autre part. Dans les deux cas, il s’agit bien de rappeler le passé. Rappeler le passé, non pour le réciter, ni pour s’adonner sagement à son devoir de mémoire, mais bien pour le ressaisir, et y réactiver une puissance de convocation qui fait venir le passé dans le présent. Le rappeler à soi, sans pour autant, et c’est le plus difficile, le ramener à soi – au sens où l’on dit de quelqu’un qui voudrait à la fois s’abriter et s’afficher qu’il ramène la couverture à soi. Tel est, faut-il le rappeler, l’usage le plus banal de l’histoire, art de la célébration des pouvoirs et de ceux qui les flattent avant d’être technique d’émancipation pour qui travaille à n’être pas tellement gouverné par ces mêmes pouvoirs. [1]
On dira sans doute que ralentir l’oubli est la tâche la plus banale, mais aussi la plus impérieuse, des historiens – dire qu’ils doivent rappeler le passé est une manière de les ramener à cette exigence enfantine et butée qui est également celle, on l’a vu, de la collection. Mais elle renvoie aussi à la dimension poétique de l’activité historienne, qui seule est capable d’inventer de manière prévenante et désœuvrée ce qui est bien plus qu’une remontée vers le passé.

François Hartog : l’histoire à venir ? (extraits)

Enfin, l’intitulé de cette première rencontre toulousaine, « l’histoire à venir », est une prise de position, voire une profession de foi. Au premier chef, à ceux qui, sous diverses guises, annoncent ou serinent que l’histoire est finie, il faut dire et surtout montrer qu’il n’en est rien. Non, l’histoire n’est pas finie ! En vue de contrer ces, pour le coup, faux prophètes, on parle volontiers de « rouvrir » l’histoire. Comment rouvre-t-on l’histoire, de quelle opération s’agit-il ? La rouvre-t-on comme on rouvre les portes de la basilique Saint-Pierre lors d’une année jubilaire ? Rouvrir l’histoire, est-ce rouvrir le passé ou l’avenir, ou les deux ? Rouvrir l’histoire peut-il s’entendre comme un appel à sortir de ce que j’ai appelé le présentisme ? Le volontarisme y suffit-il ?
Pour ne pas en rester à ces questions lancées un peu à la cantonade, et contribuer, je l’espère, au débat, je voudrais dessiner ici ce que l’on pourrait appeler une nouvelle condition historique : la nôtre (sans méconnaître les contours flous de ce nous). Un tel repérage ne répond pas directement à la question de l’histoire à venir (comme ce qui advient), mais il peut marquer les contours de ce que devrait prendre en compte une histoire à venir (comme démarche de connaissance), si elle veut être en prise sur son moment. Repérer, en somme, les conditions faites à une histoire à venir et, chemin faisant, rencontrer des histoires qui ont déjà commencé à advenir.

  Des passés multiples


Il y a un premier constat, sur lequel chacun peut s’accorder. Aujourd’hui ont cours des usages multiples du passé : des plus officiels aux plus ludiques, des plus instrumentalisés aux plus distanciés. Si le phénomène n’est en rien nouveau, le spectre des formes susceptibles d’être mobilisées s’est, en revanche, considérablement élargi. Car nos capacités à produire des passés se sont démultipliées. Ainsi qu’en dresse l’inventaire Serge Gruzinski dans L’Histoire, pour quoi faire ?, on va des grandes commémorations, si présentes dans les calendriers politiques – centenaire de la guerre de 1914 oblige –, avec leurs mises en scène de la parole publique (qui, au moins depuis l’Oraison funèbre de Périclès, ont toujours existé), jusqu’aux jeux vidéo, qui permettent à tout un chacun, en ligne ou dans son coin, de rejouer de grands événements, en passant par les films et les séries. Sans ignorer tout ce qui, à chaque instant, circule sur Internet (sites, forums, blogs et autres tweets). Sans négliger les médias devenus traditionnels : la radio, la télévision, la presse, l’édition. Viennent enfin l’École et l’Université, comme lieux institutionnels d’apprentissage, de transmission et de production de nouvelles connaissances, alors même qu’un peu partout, on s’interroge sur la transmission, c’est-à-dire son absence, ses carences ou ses difficultés.
Ce bref inventaire suffit pour montrer que les modes d’appréhension du passé, c’est-à-dire la matière même de nos expériences historiques, ont changé et changent rapidement. Que peut faire l’historien face à une telle prolifération des passés, à une telle démultiplication de l’offre, où l’on trouve tout, mais aussi de tout, y compris, bien-sûr de l’exécrable ?

Portfolio


[1Pour reprendre l’expression de Michel Foucault : « Et je proposerais donc, comme toute première définition de la critique, cette caractérisation générale : l’art de n’être pas tellement gouvernés », dans Qu’est-ce que la critique ?, éd. Henri-Paul Fruchaud et Danièle Lorenzini, Paris, Vrin, 2015, p. 37.