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Erasme, "La civilité puérile" (1977)

préface de Philippe Ariès

jeudi 4 juillet 2019, par Guillaume Gros

Préface de Philippe Ariès, dans Érasme, La Civilité puérile, Paris, Ramsay, 1977, collection "Reliefs" pp. VII-XIX.

Début préface de P. Ariès

« Pourrait-on imaginer au XIXe ou au XXe siècle qu’un grand écrivain, érudit et philosophe, un Nietzsche, un Thomas Mann, un Sartre, parvenu au faîte de sa célébrité, prenne la peine de rédiger un manuel de politesse enseignant gravement comment se tenir à table, se moucher, cracher ou pisser, marcher dans la rue, et poser ses pieds, regarder son voisin, etc. ? C’est pourtant ce que fit l’illustre Erasme quand il publia en 1530 le De civilitate morum puerilium  ? Imagine-t-on encore quelque savant pédagogue d’aujourd’hui, quelque respectable expert de la réforme de l’enseignement, s’adonnant à cet exercice ? C’est pourtant ainsi qu’agit un chanoine de Reims, docteur en théologie, fondateur d’un Institut religieux d’éducation, saint Jean Baptiste de La Salle, quand il publia en 1711 et en français cette fois : Les Règles de la bienséance et de la civilité chrétienne.
L’intérêt que ces publications révèlent surprend le lecteur d’aujourd’hui habitué à considérer les attitudes extérieures comme des gestes superficiels, sinon tout à fait inutiles, du moins sans nécessité.
C’est à cette surprise légitime que je voudrais répondre ici, en ces quelques pages, renonçant à situer l’œuvre d’Erasme dans son contexte et à refaire encore une fois l’histoire des livres de civilité. Ceux que la notice vieille d’un siècle d’Alcide Bonneau n’aura pas pleinement satisfaits pourront se reporter aux passages excellents et très à jour, consacrés récemment à ce sujet par R. Chartier et D. Julia dans L’Education en France du XVIe au XVIIe siècle [1] et à ce que j’ai moi-même écrit, il y a plus longtemps, dans L’Enfant et la Vie familiale.
Quel peut être le sens pour nous aujourd’hui, de la civilité d’Erasme, en dehors de la curiosité anecdotique qu’inspire la description des mœurs anciennes et quel sens avait-elle pour son auteur, au XVIe siècle ?
Le livre d’Erasme ne créait pas réellement le genre de la littérature de civilité, même s’il en devint le modèle incontesté, au point de faire oublier ses prédécesseurs et même son origine. Nous conservons des manuscrits latins, français, anglais, italiens du XVe siècle, qui, avant l’imprimerie, décrivaient en vers faciles à retenir par cœur la manière de bien se conduire en société, à une époque où on vivait toujours en commun et au sein d’une communauté restreinte, aux limites bien définies. On ne disait pas encore civilité ou bienséance (ce dernier mot encore plus tardif), mais courtoisie (curtesye), urbanitas, Book of nurture, of kervynge (carvin,), Regime pour tous serviteurs, car bien servir était l’une des formes du comportement, c’est pourquoi le service à table occupait une grande place dans ces recueils : la manière de se contenir à table, les contenances de la table, stans puer ad mensam.

La courtoisie, l’un des mots les plus répandus, n’était pas une petite vertu. Elle avait une illustre origine : « Courtoisie vint du Ciel quand Gabriel salua Notre-Dame et quand Elisabeth vint à sa rencontre. » Elle comprenait à la fois les bonnes manières et aussi une morale commune : ne pas mentir, ne pas faire de dettes, parler « honnêtement », et aussi : bien servir son maître, à table, à la chambre, à l’étude, à la cour, à la guerre, à la chasse, savoir secret-taire.
Ces manuscrits de courtoisie sont au XVe siècle, pour la façon de se conduire, l’équivalent des rédactions de coutumes pour le droit ; au XVIe siècle, ils sont des rédactions de règles coutumières de comportement (des « codes de comportement », disent R. Chartier et D. Julia), qui définissaient comment chacun devait se conduire en chaque circonstance de la vie quotidienne. Ces règles avaient été écrites, sur les manuscrits qui nous restent, à l’usage de jeunes gentilshommes, de jeunes clercs, d’hommes de cour, mais elles étaient bien antérieures à cette première rédaction. Elles appartenaient au fonds de culture orale, indispensable à la vie en communauté. Il faut bien comprendre le caractère de nécessité qu’avait alors le comportement extérieur dans les petites communautés où chacun vivait quasiment nuit et jour, sans que ni la famille ni l’Etat ni la Grande Société ne l’en retirent jamais tout à fait. »
[..]


[1R. Chartier, M.M. Compère, D. Julia : L’Education, en France du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, Sedes, 1976, p. 136 à 115