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Maria Czapska, "Une Famille d’Europe centrale" (1972)

Préface de Philippe Ariès

vendredi 5 juillet 2019, par Guillaume Gros

Maria Czapska, Une Famille d’Europe centrale : 1772-1914, Paris, Plon, coll. "Civilisations et mentalités", 1972, pp. 7-19. Rééd., Ed. Lacurne, 2013.

Préface Philippe Ariès (extraits)

« Mémoire des enfances anciennes, ce livre est une chronique familiale, le lecteur le plus pressé s’en apercevra. Témoignage authentique fait de souvenirs et de papiers de famille, il est autant livre d’histoire, et cela, il faut le dire avec plus d’insistance. Car l’époque pourrait être révolue où il y avait, d’un côté, le récit ému des temps passés, du temps vécu, et d’autre part, les reconstructions savantes des hommes de métier. Le passage des uns aux autres devient plus compliqué avec des va-et-vient, des échanges, des retours.
Nous savons que l’histoire est aujourd’hui l’art de traiter d’une certaine manière, en fonction de la durée, des matériaux et des situations qu’on ne lui demandait pas autrefois de connaître ni d’interpréter. C’est le cas, maintenant banal, des domaines conquis par les nouvelles sciences de l’homme, par le roman aussi, et annexé par la vieille histoire, rajeunie. Mais c’est aussi le cas de la conscience que nous prenons de notre passé, enfoui au cœur de nos souvenirs ou saisi dans nos papiers de famille.
Qui a aimé l’histoire et a reçu une culture historique sent très bien le rapport de son propre passé à celui de sa communauté quand après la mort d’un parent il découvre et classe papiers et objets, accumulés pendant une et parfois deux générations. Le temps de nos vies privées est aussi un temps d’histoire. Les historiens de métier n’en sont pas aujourd’hui assez convaincus, et, eux qui ont fait déjà reculer tant de barrières, hésitent encore devant les singularités d’une existence.
J’ai connu des historiens qui tenaient dans leur propre vie un sujet plus nouveau et plus important que celui, tout classique, qu’ils avaient choisi d’étudier. Mais ils ne s’en doutaient pas. L’un est un historien de l’antiquité romaine, érudit, estimé de ses pairs, chercheur original. J’ai eu un jour la chance de l’entendre parler de sa famille installée depuis au moins le début du XIXe siècle dans une cour musulmane de la Méditerranée, et je songeai alors à tout le parti qu’avec son talent d’analyse et d’observation il aurait pu tirer de cette documentation. Sans doute pensait-il qu’un sujet qui sentait si fort les odeurs de la maison, de l’enfance, ne permettait pas de s’affranchir de l’anecdote, n’arrivait pas à la dignité d’une recherche scientifique !
En revanche, le cinéma pourrait bien réussir cette approche de l’histoire particulière, à laquelle répugnent les historiens de métier ; c’est un essai de ce genre qu’a tenté M. Ophuls dans Le chagrin et la pitié, en combinant les archives (extraits de bandes d’actualité) et les témoignages.
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Le livre de Maria Czapska veut être la recherche de son passé de très jeune fille, et à travers lui, de celui de sa famille. En effet, une moitié du livre est l’histoire de sa famille, depuis la fin du XVIIIe siècle, à l’aide des papiers dont elle disposait, et dans les limites de ses sources. L’autre moitié est composée des souvenirs de son enfance et de son adolescence, mais les deux moitiés ne se suivent pas et la mémorialiste ne prend pas simplement la suite de l’archiviste. L’intérêt et le charme de ses textes viennent du mélange constant des deux genres et des deux inspirations : une femme au soir de sa vie (elle est née en 1894) se penche sur le monde de son enfance, des vieillards qui la peuplaient encore et elle prolonge son récit en deçà de ses souvenirs par une analyse en contrepoint des papiers sauvés des désastres de la grande histoire événementielle : un peu à la manière du roman américain et des flash-back du cinéma.

Elle s’est arrêtée au début de la guerre de 1914. Qui la connaît a lieu de s’en étonner : sa vie de femme, mêlée de près aux drames de l’Europe, n’aurait-elle pas plus mérité l’effort du mémorialiste que l’immobilité féodale de son enfance ? Il y a une vingtaine d’années, Maria Czapska a publié le journal qu’elle tenait pendant l’insurrection de Varsovie. Elle a bien d’autres choses à dire qu’elle écrira peut-être un jour, mais c’est son passé profond et ancestral qui la retient aujourd’hui au seuil de la vieillesse.
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Le terminus ad quem est la Première Guerre mondiale ; celle-ci a, en effet, un sens très fort en Europe centrale : là, plus qu’ailleurs, c’est bien la fin d’un monde. On y vivait encore, en Biélorussie, dans les pays baltes, selon un régime inchangé depuis deux ou trois siècles : un régime à la fois seigneurial et colonial.
La société décrite par l’auteur, malgré la diversité des langues, des religions, a une grande unité : elle est composée de familles de seigneurs-colons.
Seigneurs vivant au milieu de grands domaines dont ils dirigeaient parfois eux-mêmes l’exploitation (en Pologne), qu’ils vendaient, achetaient, échangeaient. Le service des souverains apportait plus de dépenses que de profits, mais il était souvent à l’origine des fortunes foncières (dotations). Au début du XXe siècle, Maria Czapska vivait encore dans une économie domaniale : on ne filait plus chez elle, ni ne tissait, mais on recevait les pièces de tissus choisies sur échantillons, on taillait et cousait sur place. Dans l’Europe occidentale des XVIIe et XVIIIe siècles le régime seigneurial s’était transformé en un système de droits parasites d’une propriété déjà morcelée ; il avait au contraire été comme régénéré ou introduit et imposé en Europe centrale et orientale. Même après la suppression du servage et des corvées, le grand domaine était le cadre normal de la vie. Le pouvoir impérial russe s’en servait pour récompenser ses bons serviteurs ou au contraire pour refouler les petits nobles polonais qui en étaient dépourvus dans la masse paysanne et servile. »
Fin de l’extrait
Consultez sur notre site l’article sur Joseph Czapski, frère de Maria Czapska, et ami de Philippe Ariès.