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Le retour à la vie privée (1963)

La Nation française, 10 avril 1963

vendredi 20 avril 2012, par Guillaume Gros

« Le retour à la vie privée », La Nation française, 10 avril 1963, n° 392. Publié par Jeannine Verdès-Leroux, dans Philippe Ariès, Le Présent quotidien , 1955-1966, Seuil, 1997, pp. 360-362.

 Publié en « Une » de l’hebdomadaire, cet article est révélateur de la démarche d’Ariès, journaliste dans l’âme, observateur méticuleux de la vie quotidienne dans laquelle il puise les matériaux d’une réflexion qui nourrissent ensuite son œuvre. Il montre, longtemps avant l’entreprise collective de la « Vie Privée » avec Georges Duby, comment mûrit et chemine un thème.

 Le rapport à la politique et à l’histoire, ici l’épilogue de la guerre d’Algérie, est analysé, comme un fait de mentalité, un processus long que l’historien nomme « l’individualisation de la vie privée ». Le journaliste Ariès se fait l’écho de l’historien citant son propre ouvrage l’ Enfant et la Vie familiale sous l’Ancien régime , publié trois ans plus tôt. Enfin, l’article nous éclaire sur un ouvrage qui a pu appuyer la réflexion d’Ariès, Critique de la vie quotidienne d’Henri Lefebvre (1901-1991). Philosophe marxiste, signataire du « manifeste des 121 », proche des situationnistes après 1945, Henri Lefebvre livre une réflexion de la ville dont la critique de la quotidienneté et de la modernité a pu séduire Philippe Ariès.

ARTICLE DE PHILIPPE ARIES

Deux jugements communs sur notre mentalité politique. L’un est une condamnation amère : les nationalistes, blessés, reprochent à la population son indifférence au sort de l’Algérie, de nos frères d’Algérie, son souci exclusif du bien-être. L’autre est un assentiment satisfait : des politicologues, des « jeunes hauts fonctionnaires », constatent aussi que l’opinion n’est plus émue par aucune passion, ni entraînée par des métaphysiques – signe, pensent-ils, de la maturité politique. La masse a pris conscience de la technicité des affaires, elle abandonne désormais leur gestion à la compétence d’une oligarchie d’experts. Alors comment choisir ? Effets hédonistes d’une civilisation de l’abondance, ou bien progrès d’une société industrielle préoccupée d’efficacité, et, au bout du compte, de bonheur ? Non. Refusons l’alternative et tentons de reposer le problème.

Le déclin des religions politiques, de grands mouvements de doctrine et de sentiment, que chacun constate pour le meilleur ou pour le pire, n’est qu’un cas particulier d’un phénomène plus général : la fin des religions laïques du XIXe siècle. Un idéal de sainteté de l’homme et de l’humanité, étranger au divin et au sacré, s’est dégagé au XVIIIe siècle et a servi pour plus d’un siècle de modèle aux sociétés occidentales.
Des élites nouvelles adoptèrent une vision totale du monde, empruntée aux Églises ennemies, fondée sur le devoir, et qui ne laissait aucune place hors de son emprise. Le devoir imposait à la vie privée de la dignité, une morale rigoureuse – jusqu’à une mort stoïque. Mais c’est surtout dans le domaine public que l’idée absolue de devoir a développé ses effets les plus novateurs : elle a fait une obligation de participer à la vie profonde de la nation, elle a commandé le soutien des grandes causes, la défense de la justice et de la liberté, elle a nourri l’amour de la patrie, jusqu’au martyre.

Or cette vision du monde s’est affaiblie en une ou deux générations. L’idée de devoir, de responsabilité, d’obligation a presque disparu, entraînant avec elle les valeurs collectives et altruistes qu’elle avait, sinon créées, du moins individualisées. Il faut bien reconnaître que le patriotisme était devenu, à travers le XIXe siècle, solidaire des morales laïques, des dogmes positivistes. Il s’est affaibli dans le même temps. C’est l’instituteur laïque qui a gagné la guerre de 1914. Délivré d’un culte anachronique et ridicule du devoir, le Français de 1939 a perdu la guerre, celui de 1960, sans même s’en apercevoir, a perdu l’Algérie et, plus grave, l’honneur.

Rien n’est venu remplacer la vision du monde qu’une élite laïque avait su prêcher à la place des anciennes croyances surnaturelles. Mais dans le vide laissé, des fonctions, jadis prises dans la totalité, se sont à la fois séparées, mises à l’écart et aussi dilatées. Laissons la profession, mieux connue, non sans remarquer que la classe ouvrière conserve vivante une création des religions politico-sociales du XIXe siècle : les syndicats, alors que les partis et le patriotisme paraissent paralysés.
La vie privée s’est individualisée : une grande histoire dont j’ai voulu montrer un aspect dans mon livre sur l’Enfant et la Vie familiale. Elle s’est enfin étalée, est devenue plus contraignante dans le temps et dans l’esprit.
On pouvait penser que la démoralisation consécutive au déclin des dogmes laïques, à la perte d’un consensus, atteindrait aussi la vie privée et la relâcherait. Il n’en a rien été. La famille a résisté à la chute des morales comme elle avait résisté à la mort de Dieu. Au contraire, la famille, et au-delà, en cercles concentriques, la vie privée, ont servi de refuge. La société s’est repliée sur la vie privée comme dans le donjon des choses essentielles, profondes autant qu’inexprimées. Le reste, ou bien a été annexé à la vie privée (par la télévision qui « privatise » au moins autant qu’elle « mondialise »), ou bien est resté vide, abandonné aux spécialistes de la politique, de la propagande, aux manipulateurs d’une masse qui, justement, n’a plus d’autre moyen d’échapper que l’indifférence. On comprend que ce repli soit ambigu et n’ait pas que des avantages.
Henri Lefebvre, dans un livre excellent – Critique de la vie quotidienne - , a montré (entre autres aspects de la question) comment la vie quotidienne avait été négligée par les grandes réformes politiques, économiques et sociales du XIXe et du XXe siècle. Aussi n’a-t-elle pas profité du progrès général des techniques et des révolutions. Elle est toujours aliénée. L’amélioration certaine des revenus du travail a été constamment contrariée par une stagnation ou une récession – au moins relative – de la vie quotidienne.
Pensons sérieusement au spectacle de nos grands centres, aux heures de pointe, regardons les foules pressées, apprécions les temps et les fatigues des déplacements, des attentes, la pauvreté des jeux et du goût, l’absence de culture et de relations humaines. Voilà qui vaut bien les noirceurs de Germinal et sera, un jour, aussi sévèrement jugé, quand on en aura pris conscience. Ce temps n’est peut-être pas encore venu, avancé cependant par le progrès des connaissances, grâce à des analyses comme celles d’Henri Lefebvre. Mais nous sommes trop plongés dans cet ennui poisseux, pour ne pas éprouver l’obscur besoin d’échapper sur les routes, par les produits de la technique, cette forme moderne de la richesse. Alors, ne reprochez pas au pauvre son désir des premiers biens qui le sortent justement de la pauvreté. Mais ne traduisez pas non plus par maturité politique l’indifférence du pauvre à tout ce qui ne le délivre pas de son aliénation.