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"Philippe Ariès ou l’esprit de la liberté", Raoul Girardet

Hommage de R. Girardet à la mort de P. Ariès

mardi 6 décembre 2011, par Guillaume Gros

 Raoul GIRARDET, "Sur l’historien disparu. Philippe Ariès ou l’esprit de la Liberté", dans le Quotidien de Paris, n° 315.

Historien du nationalisme et de l’idée coloniale, professeur à l’Institut d’études politiques de Paris, Raoul Girardet (1917-2013) a été un intime de Philippe Ariès depuis le milieu des années trente. C’est l’historien du dimanche qui pubie en 1953 son premier livre, chez Plon, La société militaire dans la France contemporaine (1815-1939) dans la collection "Civilisations d’hier et d’aujourd’hui". Raoul Girardet a évoqué son itinéraire avec Pierre Assouline dans Singulièrement libre (Perrin, 1990).

Texte de l’article de Raoul GIRARDET

Parler des morts constitue pour les vivants l’un des moyens apparemment les plus usuels de parler d’eux-mêmes. Il faut donc faire taire les voix de la mémoire et celles de l’amitié. Tant d’heures vécues côte à côte depuis l’âge de mon adolescence, tant de chemins traversés en commun, entre nous tant de souvenirs et tant de signes de reconnaissances, comment d’ailleurs en dire la vraie couleur, l’exacte densité, la part du rire et celle de la gravité, de l’ironie et de la complicité ? D’un écheveau si serré, il serait vain, et un peu indécent de tenter de démêler les fils. Il suffira, pour remplir un devoir de juste fidélité, de rappeler l’importance d’une œuvre. Il suffira ainsi de témoigner de la noblesse d’un destin.

« Historien du dimanche », c’est ainsi que Philippe Ariès avait choisi de se définir, ou si l’on préfère travailleur indépendant de l’histoire, exerçant pour l’essentiel de son emploi du temps – et avec goût, avec application – un métier totalement étranger à l’institution universitaire. Comme il est d’usage celle-ci l’a donc longtemps ignoré, traité ensuite avec la condescendance amusée du professionnel à l’égard de l’amateur, reconnu en fin de compte, consacré et salué avec cette forme si particulière de précipitation qui est celle de tous ceux qui craignent de laisser échapper la mode (encore avait-il fallu que le détour par les Etats-Unis, l’intercession et l’admirable disponibilité intellectuelle des universités américaines fournissent au suspect un premier label d’honorabilité). Bienheureuse situation de marginalité cependant : explorateur solitaire, Philippe Ariès a pu s’avancer avec d’autant plus d’audace qu’il n’avait à rendre compte qu’à lui-même de sa témérité. Elargissant peu à peu le champ de ses curiosités, sans fracas intempestif, avec une paisible assurance, c’est en fait un domaine de plus en plus vaste qui, grâce à lui, a fini par se trouver ouvert à la connaissance et à la conscience historique. Des questions ont été posées qui ne l’avaient jamais été, de vastes étendues cernées, balisées où nul n’avait encore jamais abordé.

Vie privée

Et peu importe en vérité que ceux qui l’ont rejoint et suivi aient aujourd’hui pour tâche de préciser, parfois de rectifier certaines de ses intuitions. Sans lui les portes par lesquelles ils sont passés ne seraient jamais ouvertes. L’impulsion et la direction nouvelle données à la démographie historique, l’intérêt si intense et si riche porté à l’étude de la vie privée lui sont directement redevables. L’attitude de l’homme devant la vie et devant la procréation, les comportements devant la mort et à l’égard des morts, la place de l’enfant dans les structures familiales et la sensibilité collective… Si les « dimanches » de Philippe Ariès avaient été un peu moins occupés, notre perception du passé, nos rapports même avec le temps de l’histoire seraient autres, amputés d’une dimension essentielle d’émotion et de compréhension. La grandeur d’une œuvre d’histoire se mesure peut être au fait qu’elle ne demeure pas fermée sur elle même, qu’elle suscite d’autres appels, d’autres curiosités, d’autres interrogations. L’ampleur du sillage laissé par celle-ci témoigne de son importance dans la vie intellectuelle et sans doute plus encore dans la vie morale, de notre temps.

Déroulement de la vie

Œuvre inséparable cependant du déroulement de toute une vie, du lent cheminement d’un destin individuel vers la totale conquête de lui même. C’est une assez belle chose que d’avoir vu, tout au long de plus de 40 années, un esprit ne cesser de s’affermir, s’élargir, se dépouiller de ses premières entraves, s’avancer toujours plus avant vers la souveraineté de l’indépendance. Il faudrait comparer à cet égard l’expression un peu rêche, un peu enfoncée des premiers ouvrages de Philippe Ariès avec l’aisance, l’ampleur, la richesse d’évocation, les harmoniques assourdies de son dernier livre, ces admirables « Images de l’homme devant la mort ». En même temps que l’affirmation des qualités de l’écrivain. C’est le déploiement, jamais interrompu, de toute une personnalité qui a trouvé son aboutissement. Sans jamais rien abandonner de ses fidélités essentielles, le jeune étudiant à foucades de la Sorbonne d’avant-guerre, le militant déjà paradoxal mais toujours passionné est devenu ce qu’il restera pour toujours au regard de ceux qui l’ont connu durant ces dernières années : l’image exemplaire d’un esprit libre.

Fidélité aux tombes

Libre, Philippe Ariès l’a été à l’égard de tous les pouvoirs et de toutes les institutions. Il l’a été aussi à l’égard de toutes les sectes, de toutes les écoles et toutes les orthodoxies. Les valeurs essentielles qui n’ont jamais cessé d’être les siennes – valeurs de filiation, d’enracinement dans le passé, de continuité à travers le temps, de fidélité aux tombes – c’est à travers son œuvre d’historien qu’il faut en trouver l’expression. Et s’il s’est à jamais montré inapte à toute forme d’enregistrement, s’il a toujours échappé à tous les catéchismes, c’est que, pour le reste, il n’a jamais cessé de porter sur les hommes de son temps les regards d’une curiosité jamais assouvie. Les fanatiques, les porte-parole des exclusives et des certitudes massives l’irritaient et il faut bien reconnaître qu’il avait l’irritation facile. Les autres, tous les autres l’amusaient, l’intéressaient, l’émouvaient. Homme de mouvement, de rencontre et de voyage, le spectacle du monde semble ne l’avoir jamais lassé, disponible, accueillant à toutes les formes d’amitiés nouvelles, ouvert à tous les étonnements.
Nous sommes quelques-uns à savoir que c’est avec la même liberté qu’il a accepté la mort, curieux sans doute de ce dernier voyage et de cette dernière rencontre, sûr cependant du chemin où elle devait le conduire. »

 Raoul GIRARDET

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