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P. Ariès, "La place des femmes dans la société, la libération de la femme"

mercredi 30 juin 2021, par Guillaume Gros

- P. Ariès, « Entretien avec Philippe Ariès, historien des mentalités », propos recueillis par Jacques Mousseau, dans Psychologie, reportage photographique Richard Frieman, n° 60, janvier 1975, pp. 27-35.
 Dans le contexte post-1968, la place de la famille et des relations de ses membres (enfants, père, mère) interrogent les différents acteurs de la société qui sollicitent l’expertise de Philippe Ariès dont le Seuil a réédité, en 1973, son essai L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, d’abord paru en 1960 et traduit immédiatement aux États-Unis.
 Il livre alors durant cette période quelques entretiens comme la série proposée par l’hebdomadaire, Le Point, avec Pierre Desgraupes, sur le thème : « La famille est-elle condamnée ? » dont on peut lire des extraits sur notre site : « Quand l’enfant devient roi », en juillet 1975.
 Dans la même veine, Jacques Mousseau, évoque dans la revue Psychologie, avec Philippe Ariès « Le sentiment de la famille, le sentiment de l’enfance, le sentiment de la mort » dans un entretien passionnant d’une dizaine de pages comportant des photos (voir-ci dessous l’une d’entre elle avec J. Mousseau chez J. Ariès à Maisons-Laffitte) et deux encarts, l’un intitulé “Un historien du dimanche qui a fait carrière” et l’autre “L’histoire des mentalités s’appuie sur les sciences de l’homme”.
 Dans cet entretien qui montre comment la montée de l’affectivité au 19e siècle a été le moteur de la transformation d’une famille de plus en plus malthusienne et soucieuse de la réussite de ses enfants, P. Ariès évoque la place de la femmes dans ces mutations.

Extrait de l’entretien dans la revue Psychologie

Psychologie.
Parlons maintenant, si vous le voulez bien, de deux mouvements de notre société contemporaine : la libération de la femme et l’ouverture de la famille sur le monde extérieur avec les jeunes qui font éclater l’institution.

Philippe Ariès
Le second - l’ouverture de la famille sur le milieu - est fondamental : c’est un phénomène de structure. A propos du premier la libération de la femme -, je me demande si c’est un phénomène de structure ou de conjoncture. Parlons-en d’abord. C’est là, voyez-vous, où l’histoire est utile, parce qu’elle “relativise” les phénomènes et les situe dans une série.
L’émancipation de la femme aujourd’hui, on ne peut rien y comprendre si l’on s’en tient à ce que disent les sociologues qui l’étudient dans la synchronie. Il faut placer ce mouvement dans une série chronologique. Du point de vue juridique et institutionnel, la femme avait certainement plus de droits au Moyen Age qu’elle n’en avait à la veille de la Révolution. L’évolution des institutions tout au long des trois derniers siècles de l’Ancien Régime a réduit son indépendance légale, ses droits légaux et en a fait, comme l’enfant d’ailleurs, une mineure. Le triomphe de cette évolution est le Code civil de Napoléon. Cette évolution s’est faite à un niveau juridique et politique. Au contraire, au niveau de l’existence quotidienne, la femme, pendant cette même période et jusqu’à la révolution industrielle, a joué un rôle économique important dans le ménage. Les fortes femmes, les “grandes gueules”, sont fréquentes dans la littérature de l’Ancien Régime. Que s’est-il passé ? Au XIXe siècle, son rôle économique a diminué : la femme devait être à la maison pour s’occuper des enfants.

Psychologie.
Cela s’est-il produit avec le développement des villes ?

Philippe Ariès
Oui. Avec le développement des villes et avec l’exode rural. La fonction économique qu’elle assurait a été remplacée par celle de gardienne de la maison et des enfants. A mon avis, elle a donc tenu un rôle beaucoup plus important qu’autrefois. C’est elle qui a dirigé l’éducation des enfants. En revanche, elle a été de plus en plus confinée à la maison. Une troisième étape, presque contemporaine, est importante pour situer l’origine du mouvement de libération de la femme ; c’est ce que l’on a appelé aux États-Unis le “baby-boom” et qui a entraîné une exaltation de la femme-épouse, de la femme-mère. Dans notre deuxième type de famille, au XIXe siècle, la femme était destinée à avoir moins d’enfants. Au contraire, au début des années 1940, elle a été destinée à avoir une progéniture plus nombreuse, surtout dans les classes moyennes, cadres et carrières libérales.

C’est un des grands phénomènes de la démographie contemporaine : il y a eu alors une augmentation de la natalité dans les classes moyennes de la société alors qu’au XIXe siècle on y était plus malthusien. Le livre de Betty Friedan, “la Femme mystifiée” [cf. ci-contre], est, je crois, un livre clé. L’auteur s’oppose à l’idée de la femme objet de consommation et destinée à être seulement la partenaire de l’amour et la mère des enfants. L’essentiel, dans le mouvement actuel d’émancipation, est peut-être moins l’égalité avec les hommes dans le travail que le besoin d’arracher la femme à cette maison où le XIXe siècle et, surtout, les années 1940 l’ont confinée.

Psychologie.
Finalement, ce mouvement féministe va dans le même sens que celui des adolescents : à savoir, l’ouverture de la famille sur le monde.

Ariès l’Américain

Voici comment, Jacques Mousseau présente Philippe Ariès, dans cet encart (voir ci-contre) intitulé "Un historien du dimanche qui a fait carrière" :
« Son nom, sinon son œuvre, est plus connu aux États-Unis qu’en France. Récemment l’hebdomadaire Time lui consacrait un important article. Sans doute, est-ce parce que les problèmes qu’étudie P. Ariès se posent depuis longtemps et de façon plus cruciale en Amérique qu’en notre pays. Les révoltes de la jeunesse et les mouvements féministes y sont plus virulents, l’institution familiale y est plus "tiraillée". Traduit en anglais, le gros livre de P. Ariès sur l’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien régime (Le Seuil) a été introduit dans une société particulièrement sensible à ces problèmes. »

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