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Pierre Nora, Ariès et l’ego-histoire

"L’ego-histoire est-elle possible ? ", Historein, 2001

samedi 14 janvier 2012, par Guillaume Gros

Dans "L’ego-histoire est-elle possible ?", publié en 2011, Pierre Nora revient sur le rôle pionnier de Philippe Ariès sur lequel il rédigea, en 1978, un rapport très favorable à sa candidature sur un poste de directeur d’études à l’EHESS.


 Éditeur et historien, Pierre Nora est un médiateur de la vie intellectuelle française depuis une quarantaine d’années. Dans la foulée de la biographie que lui a consacrée François Dosse Pierre Nora, Homo historicus (Perrin, 2011), l’historien a publié, chez Gallimard, Historien public , un recueil de textes restituant, depuis la guerre d’Algérie, les grandes étapes de son itinéraire intellectuel. Deux autre volumes, toujours chez Gallimard, intitulés Présent, Nation, Mémoire (2011) et Recherches de la France (2013), illustrent l’éclectisme des centres d’intérêts de l’auteur.

 Directeur des collections « Archives », « La Bibliothèque des histoires » puis de la « La bibliothèque des sciences humaines » chez Gallimard où il publie Michel de Certeau, Michel Foucault, François Furet, E. Le Roy Ladurie, Pierre Nora a su imposer un style éditorial nouveau valorisant l’essai. Il codirige notamment en 1974 avec Jacques Le Goff, l’ouvrage manifeste de la “nouvelle histoire” intitulé Faire de l’histoire , Nouveaux problèmes, nouvelles approches, nouveaux objets.
Codirecteur avec Marcel Gauchet de la revue Le Débat, il est une figure de proue de « Liberté pour l’histoire » association créée en 2005 qui entend « rappeler que l’histoire n’était ni une religion ni une morale ; qu’elle ne devait pas être l’esclave de l’actualité ni s’écrire sous la dictée de la mémoire ; que la politique de l’Etat n’était pas la politique de l’histoire ».

 Son œuvre d’historien se confond avec la vaste entreprise collective des Lieux de mémoire, qu’Antoine de Baecque qualifie de « monument » qui « marque le retour au questionnement national via la problématique matricielle de la mémoire et de la politique comme patrimoine français » [1]

Promoteur de l’ego-histoire


 Pierre Nora a également été le promoteur dans les années quatre vingt d’un genre historiographie nouveau qui connut ensuite un vrai succès chez les historiens : l’ego-histoire. L’éditeur de la fameuse collection « Bibliothèque des histoires », chez Gallimard, demande à Maurice Agulhon, Pierre Chaunu, Georges Duby, Raoul Girardet, Jacques Le Goff, Michelle Perrot, René Rémond de raconter le lien intime et personnel qu’ils entretiennent avec leur travail.

 Pierre Nora pousse les historiens à sortir de leurs fiches, à briser la glace afin d’expliquer leur vocation. Les textes rassemblés paraissent en 1987 sous le titre Essais d’ego-histoire . Dans une courte introduction, Pierre Nora précise les contours de son projet : « Ni autobiographie faussement littéraire, ni confessions inutilement intimes, ni profession de foi abstraite, ni tentative de psychanalyse sauvage. L’exercice consiste à éclairer sa propre histoire comme on ferait l’histoire d’un autre, à essayer d’appliquer à soi-même, chacun dans son style et avec les méthodes qui lui sont chères, le regard froid, englobant, explicatif qu’on a si souvent porté sur d’autres. »

 Une décennie plus tard, Pierre Nora, à l’occasion d’un séminaire à l’European University Institute, dresse un bilan de cette entreprise : « L’ego-histoire est-elle possible ? » [Historein, vol. 3, Athens 2001, p. 19-26 [2]. Il y évoque longuement le rôle pionnier des souvenirs de Philippe Ariès, l’ Historien du dimanche (1980). Un exercice auquel s’était déjà livré Philippe Ariès, dès 1954, dans cet essai d’ego-histoire, avant la lettre, qu’est Le temps de l’histoire.

EXTRAIT : Pierre Nora : "L’ego histoire est-elle possible ?"

« Les Essais d’ego-histoire semblent avoir un succès à retardement. L’idée du livre, même s’il n’a paru qu’en 1987 pour des lenteurs de réalisation date pour moi des mêmes années que les Lieux de mémoire, – c’est-à-dire au tournant des années soixante-dix et quatre-vingt –, et participe du même type d’intention. Mais tandis que les Lieux de mémoire ont connu un succès immédiat, les Essais d’ego-histoire ont été sur le moment un échec éditorial et intellectuel. Échec sans doute relatif, puisque l’expression – comme celle d’ailleurs de « lieu de mémoire » – est très vite passée dans les mœurs. Mais la critique a été très peu compréhensive, et même ironique ou irritée. Je m’explique cette réaction par un effet de saturation. L’histoire et les historiens avaient connu une percée triomphale dans la décennie précédente, et voilà que les historiens paraissaient outrepasser les frontières de la discipline universitaire pour se faire eux-mêmes acteurs de la vie sociale. Georges Duby devenait président d’une chaîne nouvelle de télévision, et entrait à l’Académie française, Emmanuel Le Roy Ladurie était nommé Administrateur de la Bibliothèque Nationale, René Rémond commentait sur les écrans les résultats de chaque élection. Ils étaient partout, et leur réussite avait de quoi susciter un certain agacement. Et pour comble, au lieu de faire leur métier et de nous raconter des histoires, ils n’avaient plus qu’à faire l’histoire d’eux-mêmes !
L’ego-histoire a donc vécu longtemps d’une vie sinon clandestine, du moins souterraine, inclassable, un peu comme L’Historien du dimanche de Philippe Ariès, qui date de 1980 et m’a largement inspiré. Philippe Ariès est cet historien longtemps resté marginal au courant universitaire et dominant de l’histoire Annales, maurassien, héritier d’une affaire de fruits tropicaux, auteur très personnel d’une œuvre fort importante sur les attitudes devant la vie, la mort, l’enfance. Tardivement récupéré en ces années-là par l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Michel Winock, qui fait aux éditions du Seuil à peu près la même chose que moi chez Gallimard, avait eu la bonne idée d’aller lui proposer un livre d’entretiens sur son itinéraire, sa sensibilité au temps, présent et passé, son rapport à l’histoire. J’insiste sur ce dernier point car il est capital pour comprendre l’ego-histoire. Ariès partageait certainement avec les historiens des Annales le sentiment d’une rupture totale avec le passé, d’une coupure définitive avec « ce monde que nous avions perdu », pour reprendre l’expression du démographe anglais Peter Laslett. C’est ce qui le différenciait de l’histoire traditionnelle, académique ou universitaire. Mais de famille monarchiste et traditionaliste, ce sentiment de la perte induisait chez ce réactionnaire un rapport existentiel intense avec ce passé, le besoin de le comprendre dans sa différence, de rétablir avec lui une manière de filiation. Ce qui le faisait historien lui était essentiel. L’histoire n’était pas pour lui une carrière ou une curiosité, mais une raison de vivre, le besoin d’inscrire sa propre existence dans une continuité réfléchie. L’ego-histoire, dans mon esprit, n’était pas autre chose. »

Cf. l’article in extenso.

Portfolio


[1« Pierre Nora, l’existence faite œuvre », Le Monde, 25 février 2011

[2The series was organized by Luisa Passerini and Alexander Geppert who also act as guest-editors of this volume. Parmi les autres contributeurs on peut citer John Brewer, Leonid Borodkin, Barbara Duden, Gareth Stedman Jones, Antonis Liakos, Lutz Niethammer, and Barbara Taylor