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Introduction de l’"Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime", 1960
jeudi 3 octobre 2013, par
Philippe Ariès, “Introduction”, p. I-III, coll. “Civilisations d’hier et d’aujourd’hui », 1960.
Présentation
– Cette courte introduction à l’édition originale de l’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, chez Plon, en 1960, n’a pas été reprise dans la réédition du livre, au Seuil, en 1973. Elle n’a donc jamais été rééditée. Elle constitue un document important pour comprendre le projet de Philippe Ariès, celui, écrit-il, dès le début de son introduction, « d’un historien démographe frappé par les caractères originaux de la famille moderne ». C’est-à-dire, avant que les relectures de son ouvrage à l’aune des perspectives nouvelles issues de 1968, n’en changent la direction.
– A l’opposé des conceptions déclinistes sur la famille, l’observation des phénomènes démographiques modernes, tels que Philippe Ariès les développe déjà dans son Histoire des populations françaises (1948), le conduit à conclure que « la famille tenait une place immense dans nos sociétés industrielles, qu’elle n’avait peut-être jamais exercé autant d’empire sur la condition humaine ».
Extraits de l’Introduction
« Ce livre sur la famille d’Ancien Régime n’est pas l’œuvre d’un spécialiste de cette époque, mais d’un historien démographe qui, frappé par les caractères originaux de la famille moderne, a senti la nécessité de remonter vers un passé plus lointain pour éprouver les limites de cette originalité. Il importe d’établir dès le début qu’il ne s’agit pas ici d’une recherche gratuite sur la société d’Ancien Régime ».
[…].
« Mais avons-nous le droit de parler d’histoire de la famille ? La famille est-elle un phénomène plus soumis à l’histoire que l’instinct ? On pourrait le nier, et soutenir que la famille participe à l’immobilité de l’espèce. Il est vrai sans doute que les hommes ont depuis l’origine fondé des foyers et engendré des enfants, et on peut prétendre qu’à l’intérieur des grandes formes de famille, monogamique, polygamique, les différences historiques ne pèsent guère à côté de l’énorme masse de ce qui ne change pas.
La révolution démographique de l’Occident, du XVIIIe au XXe siècle, nous a au contraire révélé des possibilités notables de changement dans des structures qu’on croyait invariables, parce que biologiques. L’adoption des techniques anticonceptionnelles a provoqué des transformations quantitatives et qualitatives de la famille. Toutefois, c’est moins alors la réalité de la famille qui est en cause, que le sentiment de la famille. Certes, les hommes et les femmes s’aimeront toujours, toujours ils engendreront des enfants, même s’ils en mesurent le nombre ou s’abandonnent à l’instinct, toujours ils guideront les premiers pas de ces enfants. La question n’est pas là. Par contre, les sentiments qu’ils prendront de ces relations risquent de ne plus rester semblables à des moments éloignés dans le temps. C’est l’histoire de ce sentiment qui nous intéresse ici, et non pas la description des mœurs ni la nature du droit.
Dans quel sens ce sentiment évolue-t-il ?
On a cru longtemps que la famille constituait le fondement ancien de notre société, et que, depuis le XVIIIe siècle, les progrès de l’individualisme libéral l’avaient disloquée et affaiblie. Son histoire au XIXe et XXe siècle serait celle d’une décadence : la fréquence des divorces, l’affaiblissement de l’autorité maritale et paternelle, seraient autant de signes de son déclin. L’observation des phénomènes démographiques modernes m’a conduit à une conclusion tout à fait opposée. Il m’a paru (et de bons observateurs sont tombés d’accord) [1] qu’au contraire la famille tenait une place immense dans nos sociétés industrielles, qu’elle n’avait peut-être jamais exercé autant d’empire sur la condition humaine.
[…]
« Au Xe siècle, les artistes ne savaient représenter l’enfant que sous les traits d’un homme à plus petite échelle. Comment est-on passé de cette ignorance de l’enfance à la centralisation familiale autour de l’enfant au XIXe siècle ? Comment ce passage traduit-il une évolution parallèle de l’idée qu’on se fait de la famille, du sentiment qu’on en a, de la valeur qu’on lui reconnaît ? On ne s’étonnera pas si ces questions nous introduisent au cœur même des grands problèmes de civilisation, puisque que nous sommes à ces confins du biologique et du sociologique où les hommes puisent leurs forces profondes. »
[1] Sous la direction de B. PRIGENT, Le Renouveau des idées sur la famille, Cahier de Population, n° 18.