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P. Ariès, "L’histoire des mentalités", 1978
jeudi 20 février 2014, par
Philippe Ariès, « L’Histoire des mentalités » dans Jacques Le Goff, sous la dir., La Nouvelle Histoire, Retz-CEPL, 1978, p. 402-423. Cette contribution a été rééditée dans un format poche aux Éditions Complexe, 1988, pp. 167-190.
– Ont également contribué à ce volume, Jacques Le Goff, Michel Vovelle, Krzysztof Pomian, André Burguière, Jean-Marie Pesez, Jean Lacouture, Guy Bois, Jean-claude Schmitt, Evelyne Patlagean.
La présentation de P. Ariès dans le volume
« 1914-1984. A poursuivi ses recherches d’histoire en marge d’une carrière non universitaire. Parti de l’histoire démographique (histoire des populations françaises et de leurs attitudes devant la vie [1948]), il s’est intéressé aux phénomènes intermédiaires entre le biologique et le mental (famille, mort) et à leurs conséquences culturelles (l’éducation, le temps historique, la religion populaire). Élu en 1978 directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. »
Plan de l’article
– Naissance et développement de l’histoire des mentalités
° Les pionniers d’une autre histoire
° La première génération : autour de L. Febvre et de M. Bloch
°La seconde génération [voir extraits]
°Une troisième génération ? [voir extraits]
– Le concept de mentalité
°L’exemple de l’impôt
° L’exemple du temps
° L’exemple du Malin
° L’exemple de la contraception
– Le territoire de l’historien
°Une histoire plus sensible aux différences régionales qu’aux différences sociales
°Comprendre les différences
– Pourquoi une histoire des mentalités ?
Extraits de la contribution de Philippe Ariès
La nouvelle histoire démographique
« L’une des premières approches de l’histoire économique a été, comme nous le verrons plus loin, la monographie régionale. Or, les auteurs de ces monographies ont vite été amenés à consacrer une part importante de leurs recherches au mouvement des populations, et à étudier de près les relations entre la population et les subsistances, les famines et les épidémies. Comme l’écrit Jacques Dupaquier [1], « l’aventure commence en 1946 avec la publication, dans l’un des premiers numéros de Population, d’un article du regretté J. Meuvret intitulé les “Crises de subsistances et la Démographie de la France d’Ancien Régime” » [2]. » J. Meuvret est bien, en effet, un témoin exemplaire de cette deuxième génération des Annales. Son profil peut être considéré comme un profil type.
[...]
L’histoire démographique devait d’ailleurs non seulement réanimer la part d’héritage, gelée, des pères fondateurs, mais encore retirer la nouvelle histoire des mentalités à l’impressionnisme anecdotique de la tradition littéraire, lui donner une base documentaire statistique et enfin la solliciter vers une large interprétation dont on ne pouvait plus faire l’économie.
La démographie révèle les mentalités
C’est une aventure que j’ai vécue personnellement. Dans les années 1940, j’avais été aussi attiré par la démographie, non pas par le biais de l’économie, mais parce que j’étais frappé par la situation démographique de la France du premier XXe siècle et par ses différences avec celle de la France d’Ancien Régime. Comment interpréter un changement aussi considérable, et qui n’avait pas eu la même chronologie en Angleterre, par exemple ? Évidemment, dès le départ de ma recherche, à la différence des historiens de l’économie, je m’intéressai moins à la démographie proprement dite, à ses mécanismes, ou encore à ses effets politiques et sociaux, qu’aux attitudes psychologiques secrètes qu’elle révélait à qui savait lire ses statistiques. Je partais bien des données démographiques, mais j’avais hâte de les abandonner pour passer — trop tôt peut-être — aux réalités qu’elles cachaient. Ces réalités des attitudes devant la vie, l’âge, la maladie, la mort, les hommes d’autrefois n’aimaient pas en parler, et le plus souvent ils n’en étaient pas même conscients. Des séries numériques dans la longue durée firent apparaître des modèles de comportement autrement inaccessibles et clandestins. Ainsi les mentalités surgissaient-elles au terme d’une analyse des statistiques démographiques.
Cette expérience n’a rien d’original : elle a été partagée par presque tous les historiens démographes de cette génération.
[...]
Une troisième génération ?
Au cours des années 1960, la réapparition des mentalités bouleverse de fond en comble l’historiographie française. C’est un événement capital. Les sommaires des grandes revues, même les plus conservatrices, changent, ainsi que les sujets de maîtrise et de doctorat. On observe alors, et dans les années 1970, un déclin des sujets socio-économiques, une désaffection relative à l’égard des sujets démographiques de la décennie précédente, et en revanche l’invasion de thèmes autrefois inconnus ou très rares. En 1973, la Société de démographie historique a consacré un numéro spécial de sa revue à Enfants et Sociétés. En 1972, les Annales publiaient un numéro spécial de 433 pages sur la famille, qui d’ailleurs débordait sur le numéro suivant avec trois articles importants. Combien d’articles sur la mort, la sexualité, la criminalité ou la délinquance, la sociabilité les classes d’âge, les charivaris, la piété populaire ? Le Minutier central [3] était autrefois fréquenté par quelques historiens de l’art ou des corps de l’État qui y cherchaient des éléments de biographies, ou par des historiens socio-économiques (répartition des fortunes). Maintenant, les testaments, en particulier, sont devenus une source pour l’étude des mentalités religieuses, avec M. Voyelle, P. Chaunu et leurs élèves. Ce très grand et très récent changement de l’historiographie me paraît avoir échappé à un observateur pourtant aussi attentif et sensible que L. Stone. Celui-ci, dans une étude récente, parle des Annales comme d’un bloc qui n’aurait pas bougé depuis les pères fondateurs, sauf à noter l’érosion du temps et une lassitude due à la répétition. Non, les Annales sont aujourd’hui autre chose que ce qu’elles ont été, et d’ailleurs c’est seulement maintenant qu’on peut parler d’une histoire des mentalités comme d’un phénomène significatif de notre culture contemporaine. Cette histoire déborde du petit cercle des spécialistes, elle pénètre les media, elle se vend parfois bien dans le public plus large qu’elle a gagné. On l’appelle vulgairement la « nouvelle histoire ». A quoi cela est-il dû ?
L’histoire et les autres sciences humaines
[...]
La fin des Lumières ?
Pas plus que les autres activités intellectuelles, l’histoire n’échappe aux grandes influences culturelles qui balayent le monde occidental. Les jeunes gens qui avaient de 20 à 35 ans à la fin des années 1960 ont commencé à voir le monde d’un œil qui n’était plus celui de leurs aînés. Leur attitude à l’égard du progrès économique, de sa bienfaisance, a changé. Or, les historiens des générations précédentes avaient tendance à chercher et à mettre en valeur dans le passé les signes qui préparaient ou annonçaient la modernité. Celle-ci était considérée comme le but ou le résultat d’une évolution : le progrès des Lumières.
Or, nous assistons peut-être aujourd’hui, en ce dernier tiers du XXe siècle, à la fin des Lumières, tout du moins à la fin de la croyance dans l’irréversibilité et la bienfaisance absolue du progrès scientifique et technique. Non pas certes la fin du progrès, mais la fin de la religion du progrès, de la croyance dans le progrès. Peut-être est-ce seulement une réaction éphémère à une industrialisation trop rapide et trop brutale. Il n’en reste pas moins que la critique du progrès est devenue un thème significatif des opinions d’aujourd’hui, en particulier dans la jeunesse : elle est passée d’une droite réactionnaire qui l’avait d’ailleurs abandonnée, à une gauche ou plutôt à un gauchisme aux contours mal tracés, brouillon, mais vigoureux. Je crois bien (c’est une hypothèse) qu’il existe une relation entre la réticence nouvelle des années 1960 à l’égard du développement, du progrès, de la modernité, et la passion apportée par les jeunes historiens à l’étude des sociétés pré-industrielles et de leur mentalité. Ceux-ci ne reconnaissent plus à l’histoire un sens, c’est-à-dire une direction. Ils ne veulent plus faire des sociétés anciennes des étapes d’une évolution programmée, au point de se méfier de la diachronie et de la recherche systématique des influences subies ou exercées. La culture qu’ils étudient est alors presque retirée de l’histoire et appréciée de la façon dont les ethnologues structuralistes considèrent la société qu’ils ont choisie.
Chose curieuse, tandis que les historiens sont tentés par la synchronie, les sciences humaines, elles, la quittent plus souvent et cherchent à se situer dans le temps long. C’est pourquoi les marges commencent enfin à s’amenuiser entre l’histoire et les autres sciences humaines ; événement plus récent qu’on pourrait le croire, après cinquante ans d’une interdisciplinarité proclamée, mais jamais vécue.
Un exemple remarquable doit être donné de cette heureuse indécision des frontières, celui de Michel Foucault, l’un de nos meilleurs historiens ; il est cependant philosophe, et il est allé de la philosophie à l’histoire sans passer par le purgatoire de la psychologie ou d’autres sciences humaines, refuges (provisoires) des philosophes de sa génération. Il aurait pu, comme d’autres métaphysiciens ou spécialistes de sciences humaines, situer ses recherches dans la synchronie ou l’achronie et construire un système conceptuel hors du temps, ou dans une durée faite exprès, étrangère à l’expérience de chaque jour. Il a voulu, au contraire, que son œuvre fût une histoire, l’histoire des pouvoirs modernes au moment où ils se mêlent aux savoirs, depuis la fin du XVIIe siècle où ils pénètrent la société, comme le sang irrigue le corps. L’empirisme des historiens a permis à ce philosophe, en vérité resté philosophe, d’échapper à l’univocité des systèmes (et peut-être des philosophies ?) et de saisir l’extraordinaire diversité des stratégies humaines, le sens profond de cette irréductible diversité. Né philosophe il est devenu, pour rester philosophe, historien par le mouvement de sa pensée, pour des raisons pas très différentes de celles qui assurent aujourd’hui la popularité de l’histoire des mentalités.
Nous commençons alors à deviner que l’homme d’aujourd’hui demande à une certaine histoire ce qu’il a demandé de tout temps à la métaphysique, et seulement hier aux sciences humaines : une histoire qui reprend des thèmes de la réflexion philosophique, mais en les situant dans la durée et dans le recommencement obstiné des entreprises humaines. »
[...]
[1] J. Dupaquier, Introduction à la démographie historique (Paris, Tournai, Montréal, ed. Gamma)
[2] Repris dans « Études d’histoire économique », in Annales, 32, 1971
[3] Le minutier central est à Paris, aux Archives nationales (hôtel de Rohan), le dépôt des archives des notaires de Paris