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Shulamith Firestone, La dialectique du sexe, 1972

The Dialectic of Sex. The Case for Feminist Revolution

mercredi 13 décembre 2023, par Guillaume Gros

- En 1972, paraît en France, chez Stock, La dialectique du sexe de Shulamith Firestone (image ci-contre). Il s’agit de la traduction de The Dialectic of Sex, paru deux ans auparavant aux États-Unis (image ci-dessous), qui se révèle être un véritable best-seller du féminisme, au niveau international.

 Ainsi, selon Les Cahiers du GRIF, dès 1973, dans une note bibliographique, intitulée "Le féminisme pour quoi faire ?", cet ouvrage fait date dans l’histoire du féminisme : « Ces trois dernières années ont été marquées par la publication des grandes œuvres-choc du Néo-féminisme, parmi lesquelles celles de Shulamith Firestone, Kate Millett, Germaine Gréer, Rolande Ballorain... Shumalith Firestone est une des fondatrices du Women’s Lib. »

 Dans un article intitulé « Dialectiser le sexe. Réélaborations matérialistes et psychanalytiques dans les approches de genre. », (Actuel Marx, n° 59, 2016, Psychanalyse, l’autre matérialisme), Hourya Bentouhami rappelle le projet de Shulamith Firestone se présentant comme une « relecture des écrits et des notions les plus emblématiques de Engels et Marx sur le matérialisme historique, et de Freud sur la question sexuelle : à savoir, entre autres, l’institution du mariage, de la famille, le fétichisme, la conscience de classe, le tabou de l’inceste, le complexe de castration. L’ouvrage a en effet pour objet de mettre en avant la matrice psychosexuelle qui œuvre au sein des sociétés patriarcales, en l’occurrence ici la société américaine de la deuxième moitié du XXe siècle, en éclairant les conditions politiques et historiques qui produisent cette matrice et la réinvestissent régulièrement à travers des discours et des pratiques (matrimoniales, reproductives, éducatives, etc.). »


 Alors qu’il rencontre, dans un premier temps, un succès limité à sa parution en 1960 en France, l’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime de Philippe Ariès, est aussitôt traduit en 1962, sous le titre Centuries of Childhood. Ses thèses séduisent tout de suite, les historiens, des sociologues, des psychologues contribuant à fournir des arguments à ceux qui souhaitent démythifier la famille nucléaire dans laquelle certains sociologues voient alors l’incarnation de la réussite américaine. À la fin des années 1960 et au début des années 1970, l’œuvre de P. Ariès est utilisée par les représentants de certains mouvements contestataires, comme la féministe Shulamith Firestone, par exemple, dans son ouvrage intitulé The Dialectic of Sex. The Case for Feminist Revolution (Londres, 1971).

 Dans une édition disponible en librairie, les éditions Tahin Party ont traduit (Sylvia Gleadow) l’un des chapitres de The Dialectic of Sex, sous le titre Pour l’abolition de l’enfance (Cf. illustration ci-dessous, 2007) dans lequel Philippe Ariès est cité.

Firestone cite Philippe Ariès, extraits

« Mais si le passé n’offre pas de véritable modèle, il peut être utile en nous aidant à comprendre la relativité de cette oppression : bien qu’elle soit une condition humaine fondamentale, elle est apparue à des degrés divers et sous différentes formes. La famille patriarcale n’est que la plus récente d’une série de structures sociales « primaires », qui toutes définissaient la femme comme un être d’une espèce différente, en raison du fait qu’elle seule avait la possibilité de porter des enfants. Ce sont les Romains qui les premiers ont utilisé le mot de famille pour désigner une unité sociale dont le chef régnait sur femme, enfants et esclaves. Sous la loi romaine, il était investi du droit de vie et de mort sur eux tous ; famulus signifie esclave à l’intérieur d’une maison, et familia, l’ensemble des esclaves appartenant à un homme. Mais si le mot fut créé par les Romains, ils n’avaient pas été les premiers à développer cette institution. Lisez l’Ancien Testament ; et par exemple, la description de la suite de la famille de Jacob lorsqu’après une longue séparation il se met en route pour rencontrer son jumeau Ésaü. Cette maisonnée patriarcale primitive n’est que l’une des nombreuses variations que la famille patriarcale a connues dans beaucoup de civilisations différentes, jusqu’à nos jours.

Afin cependant de montrer la nature relative de l’asservissement des enfants, il nous suffira, plutôt que de comparer les différentes formes de la famille patriarcale à travers l’histoire, d’examiner le développement de son type le plus récent, la cellule familiale patriarcale. Car sa très brève histoire, qui remonte principalement au XIVe siècle, est révélatrice : l’élaboration des valeurs familiales qui nous sont les plus chères dépend de certaines conditions culturelles, et ne repose nullement sur des fondations immuables. Examinons l’évolution de la cellule familiale – et du concept qu’elle a créé : l’enfance – du Moyen Âge jusqu’à nos jours, en fondant notre analyse sur l’ouvrage de Philippe Ariès : L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime. La cellule familiale moderne n’est qu’un développement récent. Ariès indique que la famille telle que nous la connaissons n’existait pas au Moyen Âge, et ne s’est élaborée que peu à peu à partir du XIVe siècle. Jusqu’alors, le mot « famille » signifiait essentiellement la lignée ; l’ascendance par le sang importait davantage que l’unité conjugale. Aux yeux de la loi, et en particulier lors des transferts de propriété, les biens appartenaient en communauté au mari et à la femme, et les enfants étaient codétenteurs de l’héritage. Ce n’est que vers la fin du Moyen Âge, avec l’accroissement de l’autorité paternelle dans la famille bourgeoise, que la communauté du couple conjugal fut abolie, et que l’héritage commun des fils fut abandonné au profit de l’aîné. Ariès montre comment l’iconographie reflète les valeurs qui avaient cours dans la société du Moyen Âge : on représentait généralement soit une personne seule, soit au contraire de nombreux convives festoyant dans des lieux publics ; les scènes d’intérieur manquent, car on vivait peu « chez soi ». À cette époque, personne ne se retirait dans un « groupe primaire » privé. Le groupe familial se composait de très nombreux individus, qui y pénétraient et en repartaient constamment. Sur les domaines des nobles, il y avait des foules entières de serviteurs, de vassaux, de musiciens, de gens de toutes classes, et aussi bon nombre d’animaux, selon l’ancienne tradition de la maisonnée patriarcale. Même si l’individu quittait ces échanges sociaux continus pour choisir la vie spirituelle ou intellectuelle, il participait là aussi à une communauté. Cette famille médiévale – l’honneur du lignage chez les classes supérieures ; pour les autres, rien de plus que le couple conjugal vivant parmi la communauté – devint graduellement la cellule réduite que nous connaissons.
Ariès décrit ainsi cette transformation : « C’était comme si un corps polymorphe et rigide avait été démembré et remplacé par une foule de petites sociétés, les familles, et par quelques groupes de masse, les classes. » [1]. Une telle transformation amena de profonds changements dans la civilisation, tout en affectant la structure psychique même de l’individu. On envisageait maintenant de manière différente le cycle vital individuel, et c’est ainsi qu’apparut l’idée d’« adolescence », notion qui n’avait jamais existé auparavant. Parmi ces nouvelles conceptions des étapes de la vie, la plus importante était l’enfance. » [p. 16-19]


[1P. Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien régime, Point Seuil, 1975