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Françoise Dolto, Les Voix de l’enfance, 2023

Gallimard, "Quarto", 2023

mardi 5 décembre 2023, par Guillaume Gros

- Figure majeure de la psychanalyse au XXe siècle, disparue en 1988, Françoise Dolto (1908-1988), laisse une œuvre majeure, comme nous le rappelle cette anthologie importante, éditée par les éditions Gallimard, dans la riche collection "Quarto" : édition de Martine Bacherich avec la collaboration de Catherine Dolto et Colline Faure-Poirée ; préface de Martine Bacherich, et avant-propos de Catherine Dolto.

 Intitulé, Les voix de l’enfance , le volume de presque 1800 pages, comporte quatre livres importants, Psychanalyse et pédiatrie (1971), Le Cas Dominique (1971), Au jeu du désir (1981), L’image inconsciente du corps (1984) ainsi qu’une cinquantaine d’articles, d’entretiens, séminaires. L’ensemble qui constitue une mine d’informations, permet de mieux situer, la pensée, toujours en mouvement, de celle qui a fait de l’enfant une personne, partageant ses découvertes avec les pédiatres, les psychiatres, les psychologues, les parents et les professionnels de l’éducation comme le rappelle la quatrième de couverture du volume : « Ses écrits répondent à une nécessité personnelle qui lui permet d’élaborer ses concepts fondamentaux, dont l’image inconsciente du corps sera le point d’orgue. Parallèlement, toujours poussée par un souci de prévention, elle accepte une émission de radio grand public. Son « parler vrai », le grain de sa voix, le charme unique de ses mots font merveille. Elle est ce médecin d’éducation qu’elle rêvait d’être. Elle a changé à jamais le regard que l’on portait sur l’enfance. »
 Selon, l’historienne de la psychanalyse, Élisabeth Roudinesco, dans Le Monde, du 10 novembre 2023, cette anthologie permet de remettre Françoise Dolto à sa juste place : « Au-delà des rumeurs, des anachronismes et des outrances, le temps est venu pour que Françoise Dolto apparaisse telle qu’elle fût : une femme exceptionnelle dont l’œuvre doit être rapportée à celles d’Anna Freud ou de Donald Winnicott, mais aussi à la longue histoire des femmes, des enfants et des transformations de la famille. »

Philippe Ariès inspire Françoise Dolto

- Son regard sur l’enfance, elle le doit à Philippe Ariès et à son modèle interprétatif de l’enfance tel qu’il le forge dans L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien régime. La psychanalyste et l’historien, s’entretiennent une première fois sur France-Culture, dans une émission diffusée en 1974, “Dialogues : Enfance et société” où ils évoquent l’évolution de l’éducation et de la famille, les conséquences sur le développement de l’enfant et de sa sexualité, depuis les sociétés pré-industrielles jusqu’à nos jours.
La vision de l’enfance de Philippe Ariès est, en effet, relayée par Françoise Dolto avec laquelle, il dialogue encore en 1977, sur France Culture révélant deux démarches proches dans la façon de considérer que l’hyper affectivité de la famille et la scolarisation freinent voire bloquent le développement de l’enfant.

 D’ailleurs, dans La Cause des enfants (1985), Françoise Dolto utilise l’analyse historique de Philippe Ariès afin d’étudier « les origines des échecs et les sources des erreurs qui aliénèrent les relations entre adultes et enfants depuis des siècles ».

Entretien Ariès, Dolto, France-culture 1977, extraits

[...]
Philippe Ariès : « Est-ce que vous n’avez pas l’impression qu’il s’est passé aussi autre chose, parallèlement à cette entrave à la liberté dont vous parliez. C’est que les enfants d’aujourd’hui se développent dans un cadre extrêmement étroit, qui est celui de leur famille, d’une famille d’ailleurs très restreinte, depuis le début du XIXe siècle. Et si le père ou la mère ne peuvent pas jouer leurs rôles dans ce cycle psychologiquement normal, il y a un très grave problème et ce peut être traumatisant.

Alors que dans le temps dont nous parlions, vers le XVIe siècle, cela n’avait aucune espèce d’importance que le père ou la mère n’eussent pas tenu leurs rôles parce qu’il y avait toujours un substitut à droite ou à gauche ; il y avait toujours quelqu’un pour les remplacer, l’enfant et la famille étaient immergés dans un milieu beaucoup plus tendre2, beaucoup plus chaud et duquel la famille ne se distinguait pas d’une manière aussi rigoureuse qu’aujourd’hui. Je me demande alors si nous ne touchons pas là quelque chose de capital pour l’explication de notre problème. Est-ce que cet isolement de la famille et des enfants par rapport au reste de la société n’explique pas nombre de difficultés psychologiques, de troubles, même très graves, qui ont d’ailleurs provoqué même la naissance, on peut le dire, de la réflexion psychanalytique. Car la psychanalyse est venue s’occuper des troubles que l’on ne retrouve pas dans les sociétés pré-industrielles. »

Françoise Dolto : « Il y a sans doute quelque chose de vrai dans ce que vous dites. Avant, les enfants qui étaient atteints symboliquement trop fort mouraient fréquemment : alors que maintenant, moi, je vois quotidiennement des enfants qui seraient morts dans d’autres siècles. Ils ont été sauvés par la médecine et, ensuite, les mères s’occupent d’eux ou sinon les services hospitaliers. De nos jours, un enfant qui est arrêté, mettons entre trois et cinq ans, ou entre deux et quatre ans, par une maladie grave de son organisme, il se trouve que cet enfant fait une régression symbolique à une période antérieure de sa vie.

Le fait en plus d’être séparé soudainement de la seule personne qu’il a dans son entourage, celle qui l’a élevé, pour lui cela devient dramatique. Lorsqu’il était entouré de dix ou douze personnes, le fait de se séparer d’une d’entre elles n’avait aucune importance : il était déjà habitué à voir des délégués, des substituts, et un substitut de plus ou de moins, cela ne fait pas une grande différence. Mais de nos jours, quand il s’agit d’une mère avec un enfant unique et qui, tout à coup, le « livre » à un groupe trop grand, où il n’y a aucune médiation entre la mère et le groupe, alors l’enfant subit sans doute un choc très fort. » [...]

L’intégralité, de cette conversation entre Philippe Ariès et Françoise Dolto de l’émission Macroscopie, sur France-Culture (septembre-octobre 1977) est disponible sur le site EnfanceBuissonnière.

La Fabrique de l’histoire sur "La petite enfance", 2009

Pour situer cette confrontation entre Françoise Dolto et Philippe Ariès dans son époque, on peut écouter Guillaume Gros, le 18 février 2009, dans "La Fabrique de l’histoire", d’Emmanuel Laurentin, sur France culture, dans le cadre d’une série sur la petite enfance.