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Lucien Febvre (1878-1956), une oeuvre capitale

mardi 16 janvier 2018, par Guillaume Gros

Philippe Ariès, chapitre "L’Histoire existentielle", Le Temps de l’histoire, Editions du Rocher, 1954. Réédition, Seuil, 1986, p. 225-239.

 Auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire religieuse, Lucien Febvre (1878-1956) s’est imposé comme l’un des représentants majeurs d’un courant historiographique en rupture avec l’histoire dite traditionnelle politique et diplomatique telle que pouvait l’incarner un Seignobos. Dans la foulée de sa thèse d’histoire économique et sociale sur Philippe II et la Franche-Comté (1911) et à la suite de l’Année sociologique d’Emile Durkheim et de la Revue de synthèse historique d’Henri Berr, il cherche à décloisonner les sciences sociales en accordant une place de choix à l’explication économique et sociale ce qui le conduit à fonder avec Marc Bloch les Annales d’histoire économique et sociale qui devint, à partir de 1946, Annales, Economies, Sociétés, Civilisations.

 Pour P. Ariès, ce qu’il nomme le rajeunissement de l’histoire, doit beaucoup à Marc Bloch et à Lucien Febvre. C’est pourquoi, après un développement sur l’auteur de l’Étrange Défaite, il consacre plusieurs pages, dans le chapitre "L’Histoire existentielle", à Lucien Febvre : "De ses livres et de ses articles aux Annales et à la Revue de Synthèse Historique, on tirerait facilement la matière d’un vigoureux essai sur la méthode historique, et aussi les premières bases d’une philosophie sur l’Histoire. A ce sujet son œuvre est capitale, et son importance doit être tout de suite soulignée".

Lucien Febvre par P. Ariès dans le Temps de l’histoire, extraits

"Comme pour Marc Bloch, je voudrais seulement évoquer quelques aspects de sa méthode d’historien, et montrer dans quel sens s’oriente cette nouvelle école.
Je m’appuierai sur deux ouvrages les plus récents de L. Febvre : Le Problème de l’Incroyance au XVIe siècle. La Religion de Rabelais [1]. Autour de l’Heptaméron. Amour sacré, Amour profane. [2]

Tous deux traitent des structures mentales particulières aux hommes du XVIe siècle. Mais aucun n’appréhende ce sujet directement : à peine si l’intention de l’auteur perce dans les titres ou les sous-titres. L. Febvre ne se propose pas d’épuiser son sujet : la société du XVIe siècle, ou un découpage en surface de son sujet, une zone de cette société. En fait, il la traverse tout entière, mais en un point choisi par lui, comme on fait un sondage. Et l’endroit du sondage, L. Febvre le choisit là où sa recherche découvre un phénomène étrange et énigmatique à ses yeux. Il ne raconte pas une histoire, il pose un problème. C’est, en général, à propos d’un homme (Rabelais, Bonaventure, Des Périers, Marguerite de Navarre) ou d’un trait de mœurs : les procès de sorcellerie. Il distingue dans la geste du passé ce qui lui paraît souligner une différence entre la sensibilité de l’homme d’autrefois et celle de l’homme d’aujourd’hui. En quoi consiste cette différence ? C’est poser le problème. A quoi correspond cette différence dans l’état des civilisations comparées ? C’est apporter une interprétation, et avancer une hypothèse. Dans quelle mesure cette hypothèse, basée sur un cas singulier, est-elle applicable à l’ensemble de la société ? C’est tenter un essai de reconstruction historique, sans dérouler l’Histoire comme un film continu d’événements, mais en la rapportant au problème initial, à l’étonnement entre l’hier et l’aujourd’hui, qui était à l’origine de la recherche, et persiste à la soutenir et à l’orienter.
L’Histoire se présente alors comme la réponse à une surprise, et l’historien est d’abord celui qui est capable d’étonnement, qui prend conscience des anomalies telles qu’il les perçoit dans la succession des phénomènes.
Cette attitude devant l’Histoire implique une relation entre l’historien et le passé, et une conception de l’évolution très différente des principes reconnus dans l’école classique [3].
Rabelais était-il le précurseur des libertins et des esprits forts, comme l’ont soutenu les historiens ? Mais, bien plus, pouvait-il être détaché de toute croyance dans l’univers mental et social à base religieuse où il était immergé ? Ainsi le cas Rabelais cesse-t-il d’être une curiosité d’histoire littéraire pour devenir un problème crucial, et de la solution qu’on lui donne, dépend toute une conception de l’homme dans l’Histoire. Ou bien Rabelais pouvait être un athée, plus ou moins avoué, et l’Histoire apparaît comme un lent mûrissement où les données nouvelles sortent insensiblement des données antérieures. Ou bien Rabelais, dans le monde du XVIe siècle, ne pouvait pas ne pas partager les sentiments de son temps, et il faisait corps avec son temps, un temps qui ne ressemblait à aucun autre temps. Et alors, l’Histoire n’est plus une évolution où les éléments de variabilité sont à peine perceptibles d’un moment à l’autre, mais elle devient le passage plutôt brusque d’une civilisation à une autre, d’une totalité à une autre.

Il ne s’agit pas de faire dire à Lucien Febvre ce qu’il n’a ni écrit ni pensé, de le solliciter dans le sens d’une discontinuité inhérente à l’Histoire. L’Histoire est bien continue dans sa durée mesurable. Mais la méthode problématique de L. Febvre l’amène à concevoir l’Histoire comme une succession de structures totales et closes, irréductibles les unes aux autres. On n’explique pas l’une par l’autre, en faisant appel à une dégradation de l’une à l’autre. Il existe entre deux civilisations successives des oppositions essentielles. De la première à la seconde, il s’est passé quelque chose qui n’est pas dans la première, quelque chose comme une mutation en biologie. La méthodologie de L. Febvre l’oriente donc, quoiqu’il ne se soit pas, à ma connaissance, encore expliqué sur ce point de manière explicite, vers une sociologie éloignée du vague transformisme sous-jacent aux historiens du XIXe siècle et du XXe siècle. Une société lui apparaît comme une structure complète et homogène, qui expulse les éléments étrangers, ou les réduit au silence. Et, si elle se dégrade, elle ne se reconstitue pas insensiblement sous des formes dérivées, mais elle se défend et, même anéantie, elle persiste à se survivre avec ténacité, non pas dans la société qui prend sa place, mais à côté : ce qu’on appelle des archaïsmes.
Seulement, ces structures discontinues — dans une durée matériellement continue — ne peuvent se saisir à l’état isolé. A l’intérieur d’une époque limitée, où se cantonnaient scrupuleusement les anciens spécialistes, tous les phénomènes se ressemblent, confondus dans la même grisaille décolorée. C’est le privilège de l’homme vivant de saisir sans effort la particularité du monde qui l’entoure. Mais l’historien n’est pas un homme du passé. Son imagination ne lui rend pas la vie, et l’appel à l’anecdote pittoresque et suggestive ne supplée pas à l’éloignement. L’historien ne peut saisir directement la singularité du passé, comme le contemporain perçoit sans médiation la couleur propre à son temps.
L’originalité du passé n’apparaît à l’historien que par référence à un terme de comparaison qui lui soit connu naïvement, c’est-à-dire son présent, la seule durée qu’il puisse percevoir sans effort de conscience ou d’objectivation. Ainsi L. Febvre est-il amené à reconstituer le milieu propre au XVIe siècle, en partant des différences qui opposent sa sensibilité à la nôtre. C’est le sujet de son livre sur Marguerite de Navarre."

[...] La suite de l’extrait (p. 230-231) est à lire dans Le Temps de l’histoire.

Lucien Febvre dans Pages Retrouvées de P. Ariès (Cerf, 2020)

En complément des passages du Temps de l’histoire sur Lucien Febvre, Pages retrouvées, recueil d’articles inédits de Philippe Ariès, publie notamment un compte rendu de Combats pour l’histoire de Lucien Febvre.

Portfolio


[1Albin Michel, coll. « L’évolution de l’Humanité », 1942

[2Gallimard, 1944.

[3Elle implique évidemment la conviction que l’Histoire n’existe pas comme une réalité à reconstituer par l’historien : c’est au contraire l’historien qui lui donne l’existence. Renvoyons à ce propos à Raymond Aron : Introduction à la philosophie...